© Connie Martin
ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot
D’une ouverture à l’iris, faire un trou de souris. D’un premier plan de cinéma muet, faire fuser les mots de Franz Kafka comme un feu d’artifice dans la nuit noire de l’époque. Ce petit trou de souris, imaginé par l’écrivain dans son dernier texte publié avant sa mort, opère pareillement à celui percé dans la cloison de la camera oscura projetant dans la chambre noire une image insoupçonnée du monde. Joséphine la cantatrice ou le peuple des souris est un changement de perspective, un décentrement et une brèche qui permettent de mieux y voir et penser. Un procédé qui, dans sa forme, pourrait se comparer à celui d’un Bourdieu choisissant la Kabylie comme terrain d’étude et, par l’écart culturel, par le déplacement, révélant une domination masculine qui sans cela resterait invisible sous nos propres yeux. Sauf qu’il ne s’agit pas ici de sociologie, mais de littérature, l’une des plus affutées qui soit, Franz Kafka, par le pouvoir de l’écriture, donnant voix à une figure animalière comme il le fit fréquemment dans son œuvre. C’est à une souris, digne et incisive représentante de son peuple, qu’il délègue ce discours sur l’état de l’Art, en quelque sorte, si l’on veut bien élargir la focale de la fable du champ « lyrique » (puisqu’il est question d’une célèbre souris cantatrice) à celui du champ artistique global. Et c’est surtout un renversement de point de vue, puisqu’il s’agit d’écouter celles et ceux habituellement assignés à écouter, qui n’ont jamais voix au chapitre. A petit pas trottiné, dans le grignotement des syllabes, c’est donc le cheminement d’une pensée à rebrousse-poil que nous suivrons, décoiffante et vivifiante, creusant son tunnel dans la gangue de nos idées reçues, parole toujours à pied d’œuvre d’un humble prosaïsme mais jamais obtuse, déconstruisant en quelque sorte le piédestal de l’artiste et son discours messianique surplombant, pour finalement apercevoir la part irréductible de l’art et de sa nécessité, inexplicable mais pas moins impérieuse. Il faut l’avouer : découvrir ce texte dans cette mise en scène et interprétation justes de perfection de bout en bout, produit un véritable sursaut de la pensée, une vraie joie de l’esprit. Un retour au cœur du théâtre, à ce qui fait théâtre, à ce qui nous fait public et à ce qui continue de nous interroger depuis le théâtre de mie de pain du ghetto de Vilno.
A la littéralité du dispositif littéraire de Kafka, qui ne fait pas dans la métaphore mais pénètre le corps des êtres et la matière des mots, répond la pleine incarnation de la comédienne. Au travail des mots de l’auteur correspond le fascinant travail de composition d’un personnage. Régis Hebette se fait révolutionnaire en œuvrant dans ce théâtre que certains diraient passé de mode quand ils sont eux-mêmes pris dans les œillères d’une autre vogue. C’est un théâtre de l’artisan, au plus près du texte, non pas comme un manque d’horizon mais au contraire comme un univers en puissance dans la germination des mots. Laure Wolf est grimée entre figure du peuple, blouse grise, mitaines, visage fatigué, toujours affairée, et petite souris sifflante, oreilles pointues et queue flottant au détour de sa blouse. La pertinence de cette approche esthétique est évidente dans la déflagration du texte. De même que la nouvelle officie un passage à travers la figure animalière, le théâtre se devait également d’être un passage vers et non un reflet de l’humanité. C’est dans cette trajectoire et dans cet écart que réside l’art et que les mots peuvent faire caisse de résonnance. La mise en scène de Régis Hebette procède à sa façon comme un retour au masque originel du théâtre, et c’est par cet artefact, à l’instar de la nouvelle de Kafka, c’est par la stylisation virtuose du geste de la comédienne, qu’il atteint à sa nécessité. Joséphine la cantatrice ou le peuple des souris endosse une sublime exactitude, se nichant dans ses détails, remplissant les moindres syllabes, façonnant ses échos, densifiant ses gestes et regards. Rarement mots auront été aussi bien portés avec une précision digne d’une miniature de la Renaissance. Et puis il y a ce vertigineux jeux de rôle où l’actrice sous couvert de la narratrice se fait elle-même cantatrice sous nos yeux, dénigrée et glorifiée d’un même geste. Laure Wolf « fait face » devant nous comme Joséphine devant son peuple, creusant, questionnant, expérimentant elle-même, cette mystérieuse tension et cette ambivalente fascination qui relient peuple et artiste comme l’eau et l’huile. Kafka écrivait à son ami Max Brod que le titre de sa nouvelle était comme une balance. Régis Hebette et Laure Wolf font advenir cet impondérable, cet inqualifiable, cet éternel recommencement, miraculeusement à l’œuvre entre ses deux plateaux.
© Connie Martin
Joséphine la cantatrice ou le peuple des souris, mise en scène, adaptation et scénographie de Régis Hebette
D’après la nouvelle de Franz Kafka
Avec Laure Wolf
Dessins & collaboration à la scénographie : Jean-Marc Musial
Dispositif projection images : Guillaume Junot
Création Lumière : Éric Fassa
Création sonore : Samuel Mazzotti
Costumes : Alice Touvet
Maquillage : Julie Poulain
Du 29 février au 8 mars 2024
Du lundi au samedi à 20h30, sauf samedi 18h, relâche le dimanche
Durée : 1h10
Théâtre L’Echangeur – Bagnolet
59 avenue Général du Gaulle
93170 BAGNOLET
Réservations : 01 43 62 71 20
Tournée :
Le vendredi 29 mars à 19h30
La Commune – CDN d’Aubervilliers
2, rue Édouard Poisson
93300 Aubervilliers
Tél : +33(0)1 48 33 16 16
https://www.lacommune-aubervilliers.fr/
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