© Gaëlle Cloarec
ƒƒƒ article de Denis Sanglard
Takahiro Fujita (né en 1985) s’empare de la figure culte de la scène artistique et contre-culture japonaise des années 70, Shûji Terayama, poète, cinéaste et journaliste, mort à quarante-sept ans en 1979. Jetons les livres, sortons dans la rue, pièce de théâtre du même, et film, est la matière première de cette création vertigineuse, noire, âpre et poisseuse. Rien à voir avec la pièce et le film éponymes dont il reprend quelques extraits et l’intrigue, mais une relecture radicale, contemporaine tout aussi trash sous les coups de boutoirs d’une batterie têtue et prégnante. Et ça commence fort. Dissection d’un œil, en gros plan, avec pour conclusion cette assertion, fil conducteur de la pièce, « l’œil ne sert à rien, on regarde avec la tête. » Et c’est bien à ça, ce à quoi deux heures durant nous assistons. Une méthodique et froide autopsie mais dont les perspectives, les angles de vue, ne cessent de s’empiler. Une juxtaposition qui interroge l’acte même de voir et donc du théâtre, de son appréhension. Que vois-je, qu’est ce qui est donné à regarder ? Takahiro Fujita organise le chaos, brouille les pistes, mélange réalité et fiction, documentaire, voire le rêve. Multiplie les points de vue. Dénonce la théâtralité qu’il augmente dans une surenchère de propositions qui se télescopent et s’agrègent. Une actrice se charge parfois de la narration, anticipe le récit à venir, complète les lacunes, résume. « Je », personnage principal, est présenté d’emblée comme acteur dont on donne l’identité réelle et l’âge, lequel coïncide avec celui de son rôle. Comme si la fiction se devait de dévorer la réalité pour faire acte. Proposition aussitôt démentie, à l’exception du père, au regard du reste de la distribution. C’est cette oscillation continuelle entre deux pôles, réalité et fiction, qui rend cette création mouvante et instable, vivante, insécure pour chacun des spectateurs. Pour le coup c’est bien avec la tête que l’on regarde, que l’on ne cesse de construire et déconstruire cette représentation en constante évolution et métamorphose, qu’il faut appréhender couches après couches, levées une à une pour en trouver le cœur au sein du chaos. Takahiro Fujita accumule les scènes qui parfois et partiellement sont reprises, insérées dans une autre séquence, plus loin, comme une épine, histoire d’enfoncer le clou. Un art du collage brut, du montage quasi cinématographique mais d’une théâtralité puissante et ardue. De fait plus de temporalité, le temps est élastique, suspendu, accéléré, freiné, difracté. Au final la forme empoigne et emboîte fermement le fond, la structure le discours. Comme ses échafaudages qui ne cessent d’être montés et remontés, escaladés, chevauchés jusqu’au vertige, dans un bruit métallique, en écho avec la partition de la batterie, organisant l’espace du plateau comme un espace flottant, concret, mental et sonore, plein de bruit et de fureur, de froideur. Le sentiment et le regard d’une jeunesse en déshérence, la génération japonaise des années 60, rock et paumée. Son émancipation désespérée, sa rage, sa violence. Histoire et autopsie d’un meurtre, acmé d’une situation que précède un viol collectif, celui de la petite sœur de « Je » par l’équipe de foot dont il fait partie sans y être intégré. Actes révélateurs d’une société en faillite. Famille dysfonctionnelle, sexe et frustration, errance, nonchalance, cynisme. Un portrait d’une génération en rébellion contre une société japonaise sclérosée, enkystée par ses traditions éventrées par la guerre. Mais de ça, du contexte de ces années-là, Takahiro Fujita volontairement ne fait pas référence. Malin, il projette en prologue la première scène du film, reprise dans l’épilogue à l’identique avec le même acteur, toujours filmé, mais aujourd’hui, 40 ans après. Façon de projeter l’œuvre de Shûji Terayama dans le temps présent et de la faire sienne. Et de lier la problématique de cette génération désenchantée à celle d’aujourd’hui et que nous avions découverte avec Five days in March de Toshiki Ikeda qui pourrait en être le contre-point. Jetons les livres, sortons dans la rue, ce pourrait être un cri de révolte, il n’est que l’expression muette et inaudible d’une jeunesse étouffée. Takahiro Fujita avec talent et jubilation acre libère ce cri.
© Gaëlle Cloarec
Jetons les livres, sortons dans la rue, adaptation théâtrale, mise en scène et scénographie Takahiro Fujita
Œuvre originale Shûji Terayama
Musique Tatsuhisa Yamamoto
Avec Himi Sato, Izumi Aoyagi, Yuriko Kawasaki, Mina Sasaki, Jitsuko Mesuda, Ryosuke Ishii, Shintarô Onoshima, Tatsuya Tsujimoto, Hirotaka Nakashima, Satoshi Hasatani, Kenta Funatsu
Musicien Tatsuhisa Yamamoto (Batterie)
Apparition vidéo Hiroshi Homura (poèteTanka), Noki Matayoshi (comique), Eimei Sasaki (poète haïku)
Lumières Kaori Minami
Costumes Minä Perhonen
Son Daisuke Hoshino
Vidéo Jitsuko Mesuda
Du 21 au 24 novembre 2018
Mercredi à vendredi 20h, samedi 15h
Maison de la culture du Japon à Paris
101bis quai Branly
75015 Paris
Réservations 01 44 37 95 01
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