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Jeanne, texte et mise en scène de Yan Allegret, au Nouveau Gare au Théâtre à Vitry-sur-Seine

Nov 27, 2023 | Commentaires fermés sur Jeanne, texte et mise en scène de Yan Allegret, au Nouveau Gare au Théâtre à Vitry-sur-Seine

 

© Denis Meyer

 

ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot

Une femme se tient droite sous le grésillement d’une lampe à incandescence. Dans le crépitement lumineux, elle est flammes et cendres mêlées, buisson ardent d’un être en déshérence. Le réel et son enveloppe vacillent dans le même tremblement. La surexposition, éphémère et précaire comme la dernière allumette de la petite fille du conte, présage la disparition, l’effacement. Cette femme, gabardine rouge, chemise soyeuse violette, pantalon de flanelle grise sur bottines à talon, Yan Allegret l’épingle tel un papillon, voletant devant sa plume. D’emblée elle nous apparaît héroïne de cinéma, de la lignée inoubliable des femmes sous influences de Cassavetes, ou de celles au bord de la crise de nerfs d’Almodovar. Et comme toutes celles-là, Jeanne sera unique et incomparable, indélébile silhouette d’une femme à l’arrêt, hiératique immobilité comme une sculpture de Giacometti.

Jeanne, magistrale Julie Moulier, est une figure paradoxale. Elle possède la retenue et l’inaltérabilité du marbre quand bien même elle n’est qu’effondrement. Elle est un plein alors que le vide la gagne. Elle est une force qui semble grandir de sa vulnérabilité. Elle est un insondable mystère pour elle comme pour les autres. Jeanne est une sortie de route de la banalité du quotidien. Sans crier gare elle quitte travail, compagnon et enfants. Elle prend le large comme une nouvelle dimension qu’elle s’autorise dans une vie étriquée. La puissante singularité de cette amorce dramatique s’effectue dans son absence d’explication, dans son impossibilité ou son refus à la justifier. Au célèbre « Je préfèrerais ne pas » de Bartleby succède le non moins déroutant « je peux pas » de Jeanne. Ici, nulle psychologie, seule l’intégrité de l’acte, du pas de côté. Cet irréductible point de départ dramaturgique, ou mieux dit encore : ce point d’arrêt, rappelle, dans un registre évidemment bien différent mais coulant de la même source, le film L’an 01 de Jacques Doillon, Alain Resnais et Jean Rouche. Dans les deux cas, la mise à l’arrêt, le grippage de la structure productive ou familiale, opèrent une sorte de révolution anarchiste. Si la pièce écrite et mise en scène par Yan Allegret travaille l’intime et son imaginaire, elle n’en demeure pas moins politique par les tensions qu’elles articulent entre liens familiaux, amoureux et quête de l’être. Jeanne pénètre, et nous avec, un no man’s land. Un lieu déserté par ce qui fait société, où des voix peuvent naître du silence.

Par sa capacité à détourer le vivant comme s’il était prélevé, à tracer ses scènes à la ligne claire, à les monter dans une économie toute musicale et organique, à effectuer ses changements d’espace par de simples rééquilibrages du plateau tout en jouant des conventions théâtrales, Jeanne évite l’écueil d’un naturalisme psychologisant et se réinvente en permanence produisant de l’extraordinaire à partir de l’ordinaire. Le vide qui gagne sous nos yeux l’esprit et le corps de Jeanne est aussi celui qui travaille le plateau et la forme spectaculaire, creusant sa profondeur sous son apparence minimaliste. Une lame de fond traverse l’héroïne, comme elle traverse le réel et l’entame, découpant dans le commun du vécu, ouvrant un passage, œuvrant à une poétique porosité entre abstraction et figuration. En cela on peut reconnaître l’attachement de Yan Allegret à la culture japonaise. On y retrouve par exemple l’inséparable douceur et violence du cinéma d’Ozu, sa façon délicate de faire advenir au cœur du présent le plus prosaïque de bouleversantes épiphanies existentielles.

Et puis Jeanne recèle d’autres secrets, chemins d’évasion fantastique, inespérés, tel un marais luxuriant dans une chambre d’hôtel. Promesses d’ailleurs en soi. Les rencontres adviennent dans une pleine et consolante acceptation qui vaut aussi bien pour Jeanne que pour la forme théâtrale qui s’offre à nous. Un vieux promeneur, magnifique et lumineux Yoshi Oida, ouvre une parenthèse (d’ailleurs la nouvelle éthique de Jeanne ne consiste-t-elle pas à l’ouverture infinie de parenthèses dans le rectiligne cours de la vie ?), ce vieil homme partage son thé avec Jeanne sur le banc d’un parc et déclare que « pour inviter il faut de la place en soi ». C’est cette place ainsi nommée que Jeanne ouvre petit à petit en chacun de nous, nous rendant plus sensibles à ce qui s’offre, à chaque instant, sans en rien préjuger, nous délestant d’un trop plein d’attentes ou de narrations dont le monde nous charge ad nauseam oblitérant notre profond désir de contemplation et d’écoute. Devant l’immense paroi, semblant construite de toute éternité au fond de la scène, toile bleutée et veinée d’énigmatiques et fascinantes cicatrices pareille à une peinture de Simon Hantaï, ou si l’on préfère à un banc d’étourneaux dans la tombée du jour, Jeanne nous invite à un sublime acquiescement devant les flots d’une vie débordant sous nos yeux de son cours. Enveloppé par les mélopées de Demi-Mondaine, faisons ce pari pascalien sur les rives du fleuve héraclitéen.

 

© Denis Meyer

 

Jeanne, texte et mise en scène de Yan Allegret

Avec Julie Moulier, Yoshi Oida, Abolina Olga et Olivier Constant

Collaboration artistique et dramaturgie : Isabelle Pillot

Assistanat à la mise en scène : Lola La Rocca

Création sonore et musicale : Demi-Mondaine

Scénographie et lumières : Philippe Davesne et Yan Allegret

Régie son : Vivien Chabin

Durée : 2h10

 

Du mercredi 22 au samedi 25 novembre 2023 à 20h

Théâtre Jean Vilar de Vitry (hors les Murs au Nouveau Gare au Théâtre)

13, rue Pierre Semard, 94400 Vitry-sur-Seine

01 43 28 00 50

https://nouveaugareautheatre.com

 

En tournée :

Jeudi 30 novembre 2023

Théâtre du Garde Chasse

93260 Les Lilas

 

Samedi 9 décembre 2023

La Chartreuse – Centre National des Écritures du Spectacle

84000 Avignon

 

Jeudi 22 et vendredi 23 février 2024

Espace Bernard Marie Koltès – Scène Conventionnée

57463 Metz

 

Jeudi 28 mars 2024

Théâtre de la Tête Noire – Scène Conventionnée Écriture Contemporaine (45)

45302 Saran

 

Samedi 27 avril 2024

Espace Culturel André Malraux

94270 Le Kremlin Bicêtre

 

Du lundi 6 mai au samedi 11 mai 2024

Théâtre de l’Échangeur

93170 Bagnolet

 

 

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