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Je suis un oiseau de nuit, d’après Ida ou le délire d’Hélène Bessette, mise en scène de Laurent Michelin, au Théâtre de L’épée de bois

Avr 23, 2023 | Commentaires fermés sur Je suis un oiseau de nuit, d’après Ida ou le délire d’Hélène Bessette, mise en scène de Laurent Michelin, au Théâtre de L’épée de bois

 


© Laurent Michelin

 

ff article de Denis Sanglard

Qui est Ida dont nul ne pourrait dire à quoi elle ressemblait avant d’être fauchée par ce camion, les yeux baissés, toujours rivés sur ses chaussures. Ida, l’oiseau de nuit, fracassée sur le bitume, les yeux soudain et définitivement grand ouverts, son visage enfin révélé. Ida la bonne, mutique, aussi cadenassée que sa chambre où personne ne pénétrait, pas même madame Buisson, sa patronne à qui elle appartenait, « elle était à nous », soumise aux ordres, au mépris. Alors ils s’interrogent ces bourgeois, sur cette énigme que représentait Ida. Dressent un portrait de l’objet-Ida comme on fait l’inventaire. Ida morte, partie sans préavis donc, désormais dans la fosse commune. « Tous est bien qui finit bien. » Mais qui parle ici ? Est-ce madame Buisson, percluse en ses principes inaliénables de classe dominante ? Ou Ida en son délire, devenue madame Buisson pour exprimer crûment la réalité de sa condition domestique ?

C’est toute l’ambiguïté, toute la subtilité et la confusion entretenue sciemment de ce texte d’Hélène Bessette, adapté et mis en scène par Laurent Michelin. Hélène Bessette, oubliée, qu’il nous faut redécouvrir impérativement pour cette écriture au scalpel qui vous lacère la langue, la fouaille, la met à vif pour en extirper les nerfs, les muscles et la moelle. Une écriture qui dissèque froidement son sujet jusqu’à l’os pour en extraire son principe vital et sa violence. Cette langue est la fois le sujet et l’objet de son récit, au plus près toujours de la fable, de son mystère aussi. Il y a en effet toujours quelque chose qui nous échappe et c’est dans cette échappée qu’il y a souvent, impromptue, son épiphanie. Dans Ida, les voix se superposent, se diffractent, rebondissent comme un écho. C’est un mouvement maritime souterrain, sac et ressac où le ressassement des narrateurs, qui bientôt se confondent, multiplie les portraits d’Ida, comme autant de variation jusqu’à brouiller son image, lui donner une épaisseur qu’on lui refusait de son vivant.

Ce qui aurait pu être un banal accident de la route, un fait divers devient ici un réquisitoire implacable des rapports de classes exprimé par madame Buisson, litanie de préjugés sur la domesticité que représente Ida. La force de cette mise en scène, outre son interprétation, tient à ce qu’elle déplie sans heurt les possibles du récit, la vie d’Ida résumée en commençant par sa fin de quelques traits de craies sur le sol comme on détoure un cadavre. C’est portée sur le dos d’Ida, où que l’on suppose telle, qu’arrive madame Buisson. Image frappante, étrange corps chimérique, animal siamois, qui résume avec acuité la relation ambivalente de ces deux, inséparables par nécessité et séparées par leur condition déterminées. Mais qui est qui des deux ? Puisque on ne les distingue pas l’une de l’autre. Même coiffure, même vêture, même visage. A la raideur bourgeoise de Madame Buisson répond le corps désarticulé d’Ida, pantin de chiffon. Mais entre ces deux-là, la frontière est poreuse, « je suis Ida ou je suis madame Buisson », Laurent Michelin ne tranche pas et, avec doigté et raison, entretient le flou, celui-là même qu’entretenait Hélène Bessette, point nodal d’une folie, le délire d’Ida, qui tel un mascaret gagne lentement chacune. L’une étant l’objet de l’autre, subtil jeu de dupe, Madame Buisson manipule Ida avant d’être à son tour manipulée dans un rapport de domination qui ne cesse de s’inverser. Manipulé au sens propre comme au figuré… Le délire d’Ida atteint madame Buisson par son absence brutale, n’ayant plus l’objet-Ida sous la main qui justifiait son emprise.

Madame Buisson, c’est Christine Koetzel, le corps et la voix engoncés de préjugés de classe, droite et raide en ses convictions affirmées. Celle qui parle, creuse le portrait d’Ida, se fait l’écho des autres voix qui l’approchèrent. Sans jamais l’atteindre. Ida, c’est Marion Vedrenne, marionnette vivante, muette et fantomatique, visage figé, qui insensiblement prend corps, devient par imprégnation troublante madame Buisson. Etrange métamorphose qui atteint à sa façon Christine Koetzel. « Je suis Ida ou je suis madame Buisson. », on y revient et c’est le fil rouge de cette mise en scène qui se refuse sciemment à répondre, restant sur la crête fragile de cette interrogation non résolue, à savoir qui parle ici. Ce monologue n’en est pas un, c’est un étrange dialogue que met en scène avec intelligence Laurent Michelin, où le silence assourdissant d’Ida fait réponse cinglante à madame Buisson. Mise en scène d’une grande finesse à vrai dire qui entre bravache dans les méandres d’une écriture qu’il est bon d’entendre à nouveau, porté brillement par deux actrices en immersion absolue dans cette adaptation d’un « Roman sans paysage / Roman à la première / Et à la dernière personne / Roman réduit à sa plus simple expression / Un personnage / Les autres diminués. ». Beau défi magistralement relevé. Et de cette « plus simple expression », Laurent Michelin a su tirer matière à une comédie humaine d’une cruauté non dénuée d’une ironie mordante, que n’aurait sans doute pas reniée Hélène Bessette.

 

© Laurent Michelin

 

Je suis un oiseau de nuit, mise en scène de Laurent Michelin

D’après Ida ou le délire de Hélène Bessette, adaptation de Laurent Michelin

Avec Christine Koetzel et Marion Vedrenne

 

Du 20 au 30 avril 2023

Du jeudi au samedi à 21h, samedi et dimanche à 16h30

 

Théâtre de L’épée de bois

Cartoucherie de Vincennes

Route du champ de manœuvre

75012 Paris

 

Réservation : 01 48 08 39 74

www.epeedebois.com

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