© Carlos Fernandez
ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot
Que celui-là même qui écrit ici ces mots en se reportant à des notes prises sur le vif puisse s’envisager tel un ethnologue élaborant ses thèses en puisant dans les ressources de ses carnets de terrain, n’est pas la moindre des joies offertes par Joana Craveiro. La profonde générosité de ce travail, son incroyable ouverture, sa douceur (musicale, notamment) pareille à une main aimante nous accompagnant sur de nouveaux chemins, procèdent d’une intelligence où le théâtre peut lui-même se réfléchir. Intimidades com a terra investit le champ de l’anthropologie et de l’ethnographie, Joana Craveiro étant elle-même anthropologue, mais ce à quoi nous assistons ne ressort pas véritablement d’une conférence théâtralisée. Ce sont ceux qui professèrent qui se retrouvent ici à la question. Le ton n’est jamais docte, la voix est bien plutôt celle d’un lumineux partage. Un souffle d’une grande vitalité le soulève. Plus encore, c’est le désordre, la luxuriance, des histoires, des pensées, des gestes, qui président à ce voyage en terre inconnue. L’Autre, et tous les autres, forment une forêt de paroles et de songes, entrelacés, tissés dans le nu d’une performance : qu’il s’agisse d’un chef indien enregistré il y a longtemps par un anthropologue, ou de Claude Lévi-Strauss regrettant qu’il n’y aurait désormais plus rien à découvrir sur cette Terre, ou de ce taxinomiste des mousses, d’une poétesse nord-américaine compilant ses mots comme autant d’herbiers poétiques (Emily Dickinson, of course), ou encore d’un jeune olivier dans un pot posé dans le hall du Théâtre de la Ville, ou enfin d’un enfant dans l’enfer de Gaza, Joana Craveiro les convie, et bien d’autres encore, à se frotter les uns aux autres, et par ces rapprochements inédits et courageux, fait étinceler une vive émotion.
Car cette œuvre est celle d’une pensée sauvage, d’une pensée bricolée, courant comme une eau torrentueuse ricochant d’un fait à l’autre, bouillonnante de l’inextinguible voix du monde. Intimidades com a terra est une circulation au propre comme au figuré : nous déplaçant d’un lieu à l’autre du théâtre, comme dans l’Histoire et l’espace de la colonisation, le spectateur est tout autant transporté émotionnellement. Un prologue opéré par deux factotums nous plonge dans un délice semblable à un film de Manoel de Oliveira : petit décorum pareil à un diorama où s’animent avec une belle théâtralité passée les prémisses du spectacle à venir, exhibant, depuis un bureau ancien, livres et archives d’une Histoire où certains hommes en vinrent à mesurer d’autres hommes. La force d’Intimidades com a terra est de simplement disposer ses événements et ses histoires comme autant de pierres levées dans un jardin de guérison. L’humanité de cette pièce est de savoir compter sur son assistance.
Intimidades com a terra nous oblige, nous confond, nous bouleverse. Non seulement sa trajectoire diffuse et diffractée embrasse nombre des inquiétudes qui sourdent désormais de notre monde en crise, mais elle résonne aussi souterrainement de questions proprement théâtrales, interrogeant son medium : qu’est-ce que cette réunion d’un soir autour d’une femme déversant ses petits sacs de terre, qu’est-ce que ces voix bruissant de toute part dans cette chanson de geste héroïsant l’infime et l’oublié, quel est cet Autre que la scène invoque au-devant de nous ? Alors que la pièce se joue dans les entrailles souterraines du Théâtre de la Ville, le théâtre serait-il le lieu où débattent les vivants et les morts, où les dominés auraient droit de parole, ou les oubliés auraient enfin droit à une mémoire ? Le théâtre n’est-il pas cette terre où panser la Terre ? L’arc de Joana Craveiro touche au plus profond de chacun, au-delà des mots, est si vaste et si juste qu’il est capable de ceindre jusqu’à l’enfant de Gaza. Son théâtre de la pensée déploie une intelligence sensible et poétique capable de relier ce que nous avions perdu de vue et ce que nos mémoires avaient refoulé. Cette intelligence-là : réparatrice d’une blessure faite à l’homme comme à la Terre.
© Carlos Fernandez
Intimidades com a terra, conception, écriture et interprétation de Joana Craveiro
Composition musicale et interprétation : Francisco Madureira
Ecriture du prologue et interprétation : Estêvão Antunes, Tânia Guerreiro
Scénographie : Carla Martínez
Costumes : Tânia Guerreiro
Lumière et direction technique : Leocádia Silva
Durée : 1h25
Programmé dans le cadre du festival Chantiers d’Europe
Du 23 au 24 juin 2025 à 20h
Théâtre de la Ville
2, place du Châtelet
75004 Paris
Tél : 01 42 74 22 77
https://www.theatredelaville-paris.com
comment closed