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Insel, de Ginevra Panzetti et Enrico Ticconi au Théâtre Berthelot de Montreuil dans le cadre des Rencontres Chorégraphiques Internationales de Seine-Saint-Denis

Mai 30, 2024 | Commentaires fermés sur Insel, de Ginevra Panzetti et Enrico Ticconi au Théâtre Berthelot de Montreuil dans le cadre des Rencontres Chorégraphiques Internationales de Seine-Saint-Denis

 

© Spezza Švagelj

 

ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot

La possibilité d’une île. L’expression est prise à la lettre par Ginevra Panzetti et Enrico Ticconi, chorégraphes et concepteurs de cette Insel (île dans la langue de Goethe). Des corps sont rejetés sur le plateau, comme vomis par une vague, naufragés roulant soudainement sous les pendrillons noirs de la scène, un vent de tous les diables soufflant bruyamment à nos oreilles. Estampillés explorateurs d’un autre siècle, veste pantalon et chaussures couleur sable, les voilà échoués, corps démunis, corps désocialisés, sans autre compagnie que celle de leurs propres peurs, tristesse, colère, abandon. De cette figure de naufragé sur une île déserte, Insel tire les ficelles et fait de ses personnages les marionnettes de leurs émotions. Aucun naturalisme, aucune psychologie dans le parti pris des chorégraphes, mais bien au contraire un formalisme exacerbé, dont les traits forcent le dessin jusqu’à atteindre de manière envoutante une puissante abstraction. Dans un italien follement déclamé, les voix des deux personnages, pré-enregistrées et diffusées depuis des petits boitiers fixés sur les poitrines des danseuses, saturent et crachotent avec le même rendu que celui d’une poupée parlante. A ce playback particulièrement dégondé, ajoutons un travail des corps virtuoses empruntant autant au cinéma muet et burlesque, qu’à celui des arts théâtraux asiatiques (Opéra de Pékin, …). Ajoutons encore deux autres danseurs entièrement couverts, visage compris, de noir, à la manière de marionnettistes, à proximité de leur personnage dont on ne saurait dire s’ils en sont eux-mêmes l’émanation telle une ombre portée ou au contraire la volonté qui les manipule. Insel opère à cette croisée des chemins : à la fois très conceptuel et pourtant profondément artisanal dans sa réalisation. C’est cette fusion inattendue, cette couverture vintage pour un objet avant-gardiste, en pleine recherche expérimentale, qui nous le rend sensible et attachant, comme un cabinet de curiosité.

Insel travaille l’expérience même de spectateur, sa réception, dans une sorte d’art total, chorégraphique, théâtral, opératique, tout en dissociant subtilement les éléments constitutifs de chacun : le mouvement, le texte, le chant. Cette artificialisation extrême, cet artefact, sont peut-être l’île dont il est question. L’art comme lieu ultime de notre naufrage collectif. Les planches des tréteaux comme une planche de salut.

Dans ces mouvements de corps répétés comme si les articulations circulaient entre deux butées, l’hypnose se met à agir : va et vient des gestes, disque rayé de la déploration, à l’instar du ressassement des voix, leur lamento strident, leurs plaintes incessantes, leurs cris déchirants. Pour reprendre Aby Warburg (et Didi-Huberman à sa suite), Insel explore sur son île le pathos formel, les formes ancestrales du pathétique, et en fait une danse. Mais plus encore, et cela sera étayé par la mue finale de cette pièce étrange et passionnante, et par la révélation d’un sablier invisibilisé jusque-là : si les formes du pathétique peuvent être vues comme l’écume d’un temps de crise, la scansion magistrale des temporalités, des rythmes, hystérisés par la fragmentation et l’agitation des mouvements produisent la sensation inouïe de voire apparaître (comme dans un film à grand budget de Nolan, mais beaucoup plus troublant parce que réalisé ici avec peu de moyen) non plus seulement son écume mais le temps proprement dit, stridulant, électrisant, comprimant, modulant. Le temps prend la consistance d’une nappe, chiffonnée en tous sens, annihilant toute direction, toute linéarité, escamotant dans ses plis ou exhibant aléatoirement l’épopée humaine. Le temps s’affiche au premier plan, avalant l’espace qui habituellement le tient dans son ombre. Insel réverbère, à l’instar de Proust, un temps retrouvé par temps de crise.

 

© Spezza Švagelj

 

Insel, chorégraphie, conception, et voix de Panzetti / Ticconi

Performeurs : Sissj Bassani, Efthimios Moschopoulos, Aleksandra Petrushevska, Julia Plawgo

Composition musicale : Demetrio Castellucci

Musique et voix : Gavino Murgia

Lumières : Annegret Schalke

Costume : Werkstattkollektiv

 

Durée : 50 minutes

Le 22 mai 2024 à 20h

 

Dans le cadre des Rencontres Chorégraphiques Internationales de Seine-Saint-Denis

 

Théâtre Municipal Berthelot – Jean-Guerrin

6, rue Marcelin Berthelot

93100 Montreuil

Tél. 01 71 89 26 70

 

 

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