© Arnaud Bouvier
ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot
Une jeune femme jaillit à jardin, s’arrête net. La tête partant en avant, comme un décrochement, comme un contrecoup, comme une secousse. A moins que cela ne soit l’inverse et que d’abord la nuque plia net, conduisant dans sa chute l’arrêt du corps en mouvement ? Infra nous place à cet endroit de perception : l’infime, la quantité négligeable qui deviendrait prépondérante. Une physique des corps et de la matière qui examinerait et révélerait l’imperceptible. Infra, projet chorégraphique singulier de Vincent Dupuy, agit à la façon d’un microscope, modifie la focale de nos regards, approfondit le niveau de notre conscience. La détente des interprètes, alliée à la force de l’exécution, crée les conditions d’un magistral délié donnant à voir le détachement d’une nuque ou la retenue d’une épaule avec l’éclat d’un grand jeté. Mais la force du geste artistique ne porterait pas sans le travail d’incarnation et de présence des trois danseuses. Dans le minimalisme des formes exécutées apparaît la singularité irradiante de chaque figure, comme si chacune transportait un monde en soi, irréductiblement sien. Un poids et un encombrement les occupent, décuplent la densité de leur présence, produisent une vibratoire à fleur de peau, touchent au nerf.
La danse convoque ici une marche faite d’aléatoire et de combinatoire capable de composer une écriture : des gémellités apparaîtront, comme la déflagration d’un mouvement de l’une sur l’autre, dans une prégnance toute magnétique. Les circulations des trois corps obéissent à des lois, mais n’en demeurent pas moins éminemment sensibles, évitant tout formalisme. C’est l’indéniable réussite de cette pièce : l’écriture des corps semblent littéralement déferler depuis la psyché. La danse est celle des affects, tels qu’ils peuvent nous conduire ou nous éconduire, sans un mot. Les trajectoires dans cette triangulaire composent des rendez-vous de hasard, des éclatements, des alliances. La saccade du temps intime le rythme les corps. Les différentiels de vitesse rebattent les contours des forces en présence, striant le plateau comme une limaille de fer soumise à une aimantation. C’est étrange comme ce parcours heurté renvoie souterrainement au Quad de Beckett, qui est, lui, d’un grand formalisme, peut-être cela vient-il de cette mathématique qui régule l’infra comme le moléculaire et nous découvre absurdement seul quand bien même nous nous croisons sans cesse dans un entrechoquement de boules de billard.
Infra travaille ses dimensions multiples, sonores, lumineuses : corpusculaires. Les compositions de Thomas Poli et la création lumière de Selma Yaker n’illustrent pas, mais irriguent ce monde à fleur de nerf comme un grand bain. Un souffle vital et spirituel soulève et suspend, arrache et rejette ces figures tournées sur elles-mêmes. Les costumes créés par Rachel Garcia, dans une matière semi-rigide, créent des volumes comme des hypertrophies, des « charges » mentales, et exhaussent la sensibilité des êtres et le déliement des mouvements comme peut le faire un kimono. En assistant à ce fascinant ballet d’âmes perdues, on est très vite envahi par la sensation de présences insaisissables, inconnues, dans le prolongement de ces corps. Comme dans un film de Kiyoshi Kurosawa, les fantômes entourent et se penchent sur nos épaules. Infra, délicatement, nous fait palper l’épaisseur de l’invisible et chorégraphie la diffraction de nos affects, pareille à des ronds dans l’eau se diffusant dans une étrange nuit.
© Arnaud Bouvier
Infra, chorégraphie de Vincent Dupuy
Interprétation : Morgane Bonis, Alice Lada, Maureen Nass
Compositeur : Thomas Poli
Création lumière : Selma Yaker
Conception des costumes : Rachel Garcia
Durée : 45 minutes
Mardi 14 mars 2024 à 19h30
Théâtre de Vanves (salle Panopée)
12, rue Sadi Carnot
92170 Vanves
Tél : 01.41.33.93.70
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