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Ils nous ont oubliés, d’après Thomas Bernhard, mise en scène de Séverine Chavrier, théâtre de La Colline

Jan 24, 2024 | Commentaires fermés sur Ils nous ont oubliés, d’après Thomas Bernhard, mise en scène de Séverine Chavrier, théâtre de La Colline

 

 

© Christophe Raynaud de Lage

 ƒƒƒ article de Emmanuelle Saulnier-Cassia

 Ils nous ont oubliés est une adaptation de La Platrière de Thomas Bernhard, mais pas seulement. C’est vraiment une œuvre en soi, qui réussit l’exploit de respecter l’esprit bernhardien tout en créant une œuvre complète sur les plans dramaturgique, scénographique, vidéo et musical, avec une distribution au cordeau. La metteuse en scène et nouvelle directrice de la Comédie de Genève, Séverine Chavrier, qui avait déjà commis une adaptation libre (Nous sommes repus mais pas repentis) de Déjeuner chez Wittgenstein, s’est frottée cette fois à l’un de ses épais romans dont la transposition sur scène était potentiellement périlleuse du fait notamment du côté très circulaire du texte, dans sa forme et son intentionnalité.

Ils nous ont oubliés ne se résume pas du tout au récit de l’enfer conjugal comme les présentations sommaires annonçant le spectacle le laissaient entendre. Même s’il y a souvent un peu (beaucoup, passionnément) de cela chez Bernhard, C’est toujours plus compliqué. La situation relèverait, dans un vocabulaire contemporain, davantage d’une relation toxique que d’une simple manipulation ou relation dominant – dominé. Ce n’est, de plus, pas qu’un récit réaliste et intimiste du couple. C’est justement aussi à la fois un récit sociétal et fantastique et une plongée introspective naviguant entre les frontières du conscient et de l’inconscient. Cette pluralité d’entrée est rendue possible par la mise en scène et scénographie époustouflantes de Séverine Chavrier et Louise Sari, ainsi que par l’excellence des comédiens, en particulier celle de Laurent Papot qui incarne d’une manière stupéfiante le rôle le plus exigeant de Konrad.

La pièce dure plus de 3h sans compter les entractes, alors qu’il ne se passe rien en fait. Aucun effet de suspens n’est ménagé puisqu’au contraire le crime est décrit par le menu dès le début comme dans le roman. C’est la descente aux enfers ou dans la folie qui se déroule sous nos yeux étonnés dans un no man’s land, atemporel et agéographique. Un percussionniste (Florian Satche) rythme (énergiquement afin de nous faire sans peine ressentir l’hyperacousie de Konrad) le délire à Cour sur ses percussions ou même au centre du plateau sur les cloisons en bois. Les cloisons ou ce qu’il en reste, car dès le début elles sont largement abattues à la massue, puis tout le long de la pièce à la crosse d’un fusil (l’arme du crime) afin « d’ouvrir les fenêtres » quand Madame Konrad, impotente a besoin d’air…

Des créatures étranges (masquées donc anonymes mais individualisées par leurs voix) et des volatiles (dont une corneille incroyablement dressée) déambulent dans cette habitation à la fois passoire et forteresse. On ne sait pas toujours immédiatement si ce sont des êtres humains, des mannequins de tissus ou des morts-vivants ; des témoins ou des complices de Konrad. Ils sont à la fois là et indirectement là, notamment parce qu’on ne les voit parfois que par écran interposé, la vidéo prenant beaucoup de place aux sens propre et figuré. Des superpositions d’images et des effets de démultiplication contribuent à nous faire perdre tout repère et à nous sentir aspirés dans ce flux et ce reflux nauséabonds. Seule l’infirmière (qui n’existe pas dans le roman) semble représenter le monde de la normalité et de la modernité (avec des citations d’autrices féministes), celui qui vient de l’extérieur et repart à l’extérieur, même si elle finit par rester un peu après avoir offert un aperçu de sa propre instabilité.

On n’en finit pas de nager en plein marécage et désespoir, mais même si le temps s’étire, il ne paraît pas long, bien que l’on se demande constamment combien de temps ce « martyre provoqué et subi en commun » selon les propres mots de Bernhard, peut durer. Ce « double exil » ou « double-double exil » toujours selon les termes de l’auteur. On pourrait aussi dire triple : un exil commun et deux exils individuels, unis par une interdépendance affectivement malsaine. Elle a besoin physiquement de lui pour se déplacer, se nourrir, avoir de l’air. Il n’existe en fait qu’à travers elle, ses besoins, exigences et caprices, bon alibi pour ne pas écrire une ligne depuis des décennies de son fameux traité pseudo scientifique sur l’ouïe, qui est une obsession bien commode pour fuir la réalité. Le spectateur aurait presque envie de s’enfuir lui aussi au terme de cette épreuve un peu masochiste d’observation d’êtres vivants en train de se débattre sans espoir, comme des animaux de laboratoire sous le télescope géant de scientifiques perdus sur leur Colline…

 

© Christophe Raynaud de Lage

 

Ils nous ont oubliés , d’après La Plâtrière de Thomas Bernhard

 

Adaptation et mise en scène : Séverine Chavrier

Scénographie : Louise Sari

Vidéo : Quentin Vigier

Son : Simon d’Anselme de Puisaye, Séverine Chavrier

Lumières : Germain Fourvel

Costumes : Andrea Matweber

Educateur des oiseaux : Tristan Plot

Accessoires : Louise Sari et Rodolphe Noret

Régie plateau : Armelle Lopez

Régie vidéo : Tiphaine Steiner

Assistanat à la scénographie : Amandine Riffaud

Assistanat à la mise en scène : Ferdinand Flame

Construction du décor : Julien Fleureau, Olivier Berthel

Conception de la forêt : Hervé Mayon – La Licorne Verte

Intervention Ircam : Augustin Muller

 

Avec : Laurent Papot, Marijke Pinoy, Camille Voglaire, Florian Satche (musicien)

 

Jusqu’au 10 février 2024

Du mardi au samedi à 19h30, dimanche à 15h30

Durée : 3h45 mn (avec deux entractes)

 

La Colline – Théâtre national

15 rue Malte-Brun

Paris 20ème

 

Réservations : www.colline.fr

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