© Guergana Damianova
ƒƒƒ article de Sylvie Boursier
Il trittico, enchaînement de trois opéras courts sans rapport direct entre eux, ressemble à un recueil de nouvelles de Raymond Carver, ou les thématiques se répondent de pièce en pièce. À chaque fois, on frôle la catastrophe, on la pressent, elle n’arrive pas toujours ou plus exactement, la catastrophe c’est la vie même. Chez Puccini, les motifs sont d’une simplicité déconcertante avec pour unique objet l’intimité, la banalité, la peinture d’un milieu ; la vie, en se repliant sur elle-même, est devenue ordinaire, insignifiante, la médiocrité vous persécute, l’être est écrasé sous le poids des traditions. Il arrive que, de l’intérieur même de cette banalité, surgisse un signe, un avertissement, une occasion d’accomplir son destin, mais tout retombe en pire. Ces trois histoires sont tantôt des tragédies, tantôt des comédies, ou les deux à la fois.
Dans Gianni Schicchi, une famille recherche à la barbe du défunt encore tiède un testament introuvable au milieu d’un désordre indescriptible et finit par commander un faux testament par le truchement d’un habile faussaire qui les roulera tous dans la farine. On se croirait dans un thriller à la Andrea Camilleri qui déclarait : « Beaucoup d’Italiens n’aiment pas l’honnêteté. Leur morale est celle du « motorino » (scooter), qui peut monter sur les trottoirs […] profiter de ceux qui respectent la loi et s’arrêtent au feu rouge. » On se situe résolument dans le registre de la farce avec un Gianni dont la truculence et l’humour rappellent le Falstaff verdien.
Il tabarro a l’esthétique d’un film noir, Quai des brumes n’est pas loin avec son romantisme populaire, les beaux décors embrumés d’Étienne Pluss, et la nuit ténébreuse de Fabrice Kebour. Depuis la mort de leur enfant, Michele et Giorgetta, un couple de batelier, n’arrive plus à se retrouver. Giorgetta se réfugie dans une liaison passionnée avec le viril Luigi, un salarié de son mari. La vie sur le quai poursuit son cours, les déchargeurs Tinca et Talpa, noient leurs soucis dans l’alcool, tandis que leurs épouses rêvent d’évasion. Michele, lui, observe la situation désespérée des personnes socialement défavorisées. Michele assassine son rival puis montre à Giorgetta le cadavre de son amant – dissimulé sous le manteau avec lequel lui-même la réchauffait en des temps plus heureux.
Suor Angelica se passe un soir de printemps dans le réfectoire d’un couvent, les sœurs évoquent, chacune à leur tour, ce qu’elles désirent, l’une qui a été bergère, aimerait tenir de nouveau dans ses bras un agnelet… L’autre satisfaire sa gourmandise. Quant à Angelica, la sœur chargée de l’entretien des plantes médicinales, elle aimerait avoir enfin des nouvelles de sa famille. On comprend qu’un enfant lui a été arraché à la naissance et qu’elle expie sa faute.
Christof Loy reste très sage dans sa mise en scène là où on aurait pu attendre plus de folie, dans la pochade Gianni Schicchi en particulier. Un détail symbolise l’ensemble, ainsi un balcon avec puits de lumière et l’on est à Fiesole qui domine Florence. Le même mur servira dans la chambre du défunt et dans la pièce commune du couvent avec un alignement frontal des différents espaces et peu de perspectives exceptées dans Il Tabarro ou le plateau s’ouvre sur un quai et une grande péniche amarrée. Pour créer une atmosphère typiquement faubourienne, des figurants danseurs entourent les chanteurs mais l’ensemble reste décoratif et n’offre pas de liens avec l’action. Dans Suor Angelica, par contre, le metteur en scène joue habilement des contrastes entre la règle du couvent, hors du temps, et l’irruption du hors champ, par le jeu des lumières et des ombres projetées.
La direction d’acteurs est impeccable, qui restitue ces petites parcelles d’humanité en marche vers un nulle part, mariniers en bleu de chauffe guidant leur Fenwick le long des quais, amours épuisées, boulots harassants, nonne exilée dans sa soupente à un moment de grâce, bourgeois en pleine faillite personnelle. Vouloir unifier les trois opus eut été contre-nature, c’est à une immersion que nous sommes conviés au cœur de l’œuvre de Puccini. Misha Shkoza, noble baryton bouffe, maîtrise le style de Gianni Schicchi une tragi-comédie qui fleurte avec la commedia dell’ Arte. Drôlement noble dans son pyjama et son caleçon de nuit, il dicte d’une voix ample et agile son faux testament, alterne un falsetto détimbré à la parole chantée, du ronronnement à la véhémence, jovial et matois. Il surjoue le paysan naïf pour mieux duper son monde. Tous ont cette plasticité qui leur permet d’alterner chant choral, parlando et adresses au public, on pourrait s’imaginer dans un comic book si le registre n’était pas si noir au fond. Une mention spéciale à la mezzo soprane Enkelejda Shkoza, aux accents aigres et fielleux, coiffure à la miss Marple, une vraie vipère. Dans Il Tabarro, elle incarne une marchande des quatre saisons vive et pétillante, inventive et touchante dans ses fantasmes d’une vie meilleure. Le baryton russe Roman Burdenko a une sombre présence en Michele avec une incarnation tout en pudeur et un coffre puissant, la tessiture de voix est très riche, entre aspirations fantasmées et gestes passionnels brutaux.
Mais celle qui domine la distribution est sans conteste la soprane Asmik Gregorian. Elle passe d’un délicieux duo amoureux dans Giani Schicchi à une présence désabusée par le vécu bancal de son couple dans Il Tabarro. Dans Suor Angelina sa voix ne cesse de s’épanouir et de trouver ses marques au fur et à mesure de ses souffrances, elle chante sa propre histoire afin d’exister, tout simplement. Sa ligne fluide, d’une facilité déconcertante se joue de tous les registres jusqu’au sommet déchirant « Sans ta maman, mon enfant, tu es mort… » avant la sublimation d’une confrontation avec sa tante. Dans le rôle de la Zia Principessa la grande Karita Mattila, royale, puise dans un grave terrifiant. Le duo glaçant est copieusement applaudi.
L’orchestre, dirigé par Carlo Rizzi évite le piège du lyrisme et accompagne avec légèreté les chanteurs sur une grande homogénéité des cordes. Il met en valeur les sortilèges orchestraux déployés dans cette œuvre au noir qu’est Il tabarro qui rappellent ceux d’un Debussy ou d’un Ravel, avec des effets très justes (corne de brume, sirènes, clochettes).
Christof Loy offre une lecture simple de l’œuvre, ces gens nous ressemblent. Il restitue leur dignité à chacun, y compris aux personnages secondaires. Ce Il trittico est une vraie réussite, musicale, vocale et humaine.
© Guergana Damianova
Il Trittico de Giacomo Puccini sur des livrets de Giovacchino Forzano (Gianni Schicchi, Suor Angelica) et Giuseppe Adami (Il Tabarro)
Mise en scène : Christof Loy
Décors : Étienne Pluss
Costumes : Barbara Drosihn
Lumières : Fabrice Kebour
Avec : Misha Kiria, Asmik Grigorian, Enkeleja Shkoza, Alexey Neklyudov, Dean Power, Lavinia Bini, Martin Zeleny, Manel Esteve Madrid, Scott Wilde, iurii Samoilov, theresa Kronthaler, Matteo peirone, Alejandro Balinas Vieites, Vartan Gabrielian, Luis-Felipe Sousa, Roman Burdenko, Joshua Guerrero, Andrea Giovannini, Ilanah Lobel-Torres, Karita Mattila, Hanna Schwarz, Margarita Polonskaya, Lucia Tumminelli, Maria Warenberg , Camille Chopin, Lisa Chaïbe-Auriol, Silga Tiruma, Sophie Van De Woestyne
Orchestre et Chœurs de l’Opéra national de Paris
Chef des Chœurs : Chin -Lien Wu
Direction musicale : Carlo Rizzi
Durée : 3h40 avec deux entractes
Les 2, 6, 9, 16, 19, 22, 25 et 28 mai 2025 à 19h
Opéra Bastille
Place de la Bastille
75012 Paris
Réservation : www.operadeparis.fr
comment closed