© Christophe Raynaud de Lage
ƒƒ article de Denis Sanglard
Qui était Jean-Luc Lagarce ? Vincent Dedienne explore le journal intime de cet immense auteur, en dessine le contour au plus près mais cantonné à un seul aspect de cet auteur majeur, sa solitude, son homosexualité, sa sexualité et la mort au travail. Coups d’un soir, vide sentimentale, à l’exception de Gary trop tôt disparu lui aussi, la famille (un peu), et le VIH. On comprend à travers le choix de Vincent Dedienne, de la génération post-sida (même si la pandémie continue à bas-bruit), homosexuel assumé, de faire œuvre de mémoire et de Jean-Luc Lagarce le représentant d’une génération fauchée par cette saloperie. Hervé Guibert, Bernard-Marie Koltès, Jacques Demy, Foucault… et tous les anonymes, homos et hétéros, la liste est longue.
Pas de pathos, ce n’était pas le genre de la maison. Jean-Luc Lagarce avait une ironie, une distance bravache, une cruauté rigolarde face aux évènements de son quotidien chamboulé par la maladie, rattrapé par la mort qui le mordait aux talons. Une lucidité jamais prise en défaut ou la gravité se revêt d’un humour lapidaire et d’une pudeur qui ose tout. Vincent Dedienne respecte ça, ce qui dans son journal intime vous explose à la figure, cet humour ravageur qui vous tient debout malgré tout, envers tous. En pantalon de cuir noir, clin d’oeil au fétichisme SM de Jean-Luc Lagarce, planté face au public, l’humeur joyeuse toujours (on attend cette expression qui revient souvent dans son journal, ponctuation singulière, « hip hop », mais qui ne vient pas ici), Vincent Dedienne ne se la joue pas, ne se la raconte pas, arrimé fermement et sans débordement, jusqu’au bout, de ce texte dont il restitue sans faille l’humeur singulière. Incluant quelques passages des récits Le voyage à la Haye et Le bain (in Trois récits). Jean-Luc Lagarce ne verra pas sa fin, n’aura pas le dernier mot, le dernier trait d’esprit, qui tombe dans le coma en répétition de Lulu et meurt. Les journaux intimes sont presque toujours inachevés, normal.
La mise en scène de Johanny Bert est sobre, ne dépasse jamais le cadre du journal. Un journal illustré en direct par Irène Vignaud, sur le plateau, à la palette graphique. Dates, paysages traversés, corps, silhouettes et portraits. C’est tout simple, sobre et bêtement beau dans son épure qui laisse toute la place à ce qui fut écrit, aujourd’hui énoncé par Vincent Dedienne dont on sent l’engagement absolu au-delà du texte lui-même. L’émotion vous étreint abruptement, c’est vrai, et pour qui a traversé de plein fouet cette sale période, dans sa chair ou non, la tragédie, c’en fut une, vous remonte à la gorge et ça fait mal. Pour qui ne l’a pas connu, où au lointain, Vincent Dedienne ouvre un pan de mémoire qu’on tend à oublier où l’intime rejoint le collectif. Et c’est bien.
Seulement voilà, malgré les qualités de cette création, sincère vraiment, naît sourdement une frustration. Jean-Luc Lagarce, ce n’était pas que ça, ne peut se résumer à ça, des histoires de culs et un séjour en bord de mort. Une mort annoncée tôt, purement littéraire et un poil romantique, bien avant qu’elle ne se pointe vraiment et dans sa réalité la plus crue et insoutenable. Cette adaptation oublie tout simplement l’auteur Jean-Luc Lagarce. Ce que le journal révèle c’est aussi la naissance d’un écrivain, ses doutes, ses échecs, ses réussites, la persuasion de Lucien et Micheline Attoun (« Attoun et Attounette »), à Théâtre Ouvert, soutiens indéfectibles convaincus de son talent. C’est aussi le metteur en scène et chef de troupe de La Roulotte. Un Jean-Luc Lagarce interpellant le lecteur et persuadé de la pérennité de son œuvre théâtrale (le journal commence en 1978 à la création de sa compagnie), « d’être culte en 2012 ». Ce côté pythique défini par la comédienne Elizabeth Mazef qui fut de sa compagnie. On aurait aimé entendre ça aussi, qui fait la complexité d’un homme qui ne se réduit pas à sa sexualité et à la maladie, tout ça donc comme les correspondances entre son journal et son œuvre dramatique. Ce que François Berreur en son temps avait réussi dans Ebauche d’un portrait (2008) cette perspective d’un journal où se révèle aussi son œuvre, où se tissent en trame serrée la vie, l’écriture et la création dans une exigence de vérité aussi fragile soit-elle.
© Christophe Raynaud de Lage
Il ne m’est jamais rien arrivé, d’après le journal de Jean-Luc Lagarce (Edition Les Solitaires intempestifs)
Un projet de Vincent Dedienne
Mise en scène, scénographie et direction d’acteur : Johanny Bert
Adaptation et Interprétation : Vincent Dedienne
Assistant à la mise en scène : Lucie Grunstein
Dessinatrice au plateau : Irène Vignaud
Création lumière : Robin Laporte
Création silhouette : Amelie Madeline
Costumes : Alma Bousquet
Jusqu’au 22 mars 2025
Du jeudi au samedi à 19h
Durée 1h
Théâtre de l’Atelier
1 place Charles Dullin
75018 Paris
Réservations : 01 46 06 49 04
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