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Huit heures ne font pas un jour, de Rainer Werner Fassbinder, mis en scène par Julie Deliquet, TGP, Centre dramatique national de Saint-Denis

Oct 04, 2022 | Commentaires fermés sur Huit heures ne font pas un jour, de Rainer Werner Fassbinder, mis en scène par Julie Deliquet, TGP, Centre dramatique national de Saint-Denis

 

© Pascal Victor

 

ƒƒƒ article de Emmanuelle Saulnier-Cassia

Huit heures ne font pas un jour est d’abord une série télé. Mais pas n’importe laquelle : une série télé des années 1970, de Fassbinder et donc allemande… Pour ceux qui ne connaissent de Fassbinder que son cinéma, voire que Lili Marlen ou Le mariage de Maria Braun, il faut préciser que le cinéaste en dépit de sa très courte vie (37 ans) a une œuvre riche et polymorphe, du cinéma à la télévision en passant par la radio et le théâtre, pour lequel il a écrit ou mis en scène pas moins d’une vingtaine de pièces. Acht Stunden sind kein Tag n’est donc pas une pièce de théâtre et son propos assez éloigné sur le fond et la forme du reste de l’œuvre de l’auteur allemand. La série a toutefois eu un très grand succès populaire en Allemagne lors de sa diffusion en 1972-1973. Peu connue en France, les cinq épisodes ont été sous-titrés dans notre langue en 2018 seulement dans un coffret DVD chez Carlotta.

Julie Deliquet, la metteuse en scène et directrice du TGP, n’est pas à un coup d’essai en matière de transposition au théâtre d’une œuvre filmée puisqu’elle a déjà adapté Fanny et Alexandre d’Ingmar Bergman, mais aussi Un conte de Noël d’Arnaud Desplechin.

Mais en quoi la vie de la famille Krüger, préoccupée dans sa ville de Cologne en 1972 par les hausses de loyers, les conditions de travail des ouvriers, les comportements patriarcaux, misogynes et racistes peuvent-il intéresser un public français du XXIème siècle et plus encore des spectateurs de théâtre ?

En dépit de toutes ces interrogations ou handicaps de départ, Julie Deliquet s’appuyant sur la traduction éditée par les éditions de L’Arche, propose une adaptation tellement sincère qu’elle offre un moment de théâtre curieusement addictif, dans un décor délicieusement vintage, avec une distribution talentueuse, composée d’une partie de sa compagnie (In vitro) qui offre une belle galerie de portraits, accompagnée d’éléments extérieurs, en particulier la grande dame du théâtre qu’est Evelyne Didi-Huberman, laquelle prend un plaisir visiblement inouï à endosser le rôle de la grand-mère frappa-dingue qui fait aimer la vie rien qu’à la regarder s’enthousiasmer, rire, trouver des solutions à tout, présenter son amant à qui veut bien l’écouter, en dépit de sa face sombre (avec son comportement systématiquement blessant à l’égard de l’une de ses filles).

Ce conte familial ouvrier se déroule dans une sorte d’open space, qui est tout à tour l’usine ou le lieu de rassemblement familial, devenant même la salle de banquet du mariage dans la scène finale après l’entracte et laisse entendre en passant que Julie Deliquet doit particulièrement affectionner ce type d’espaces, puisque dans sa récente mise en scène de Jean-Baptiste, Madeleine, Armande et les autres au Français, la grande tablée dans une pièce de vie collective avec un lieu de couchage en mezzanine constituait déjà l’unique décor. Elle a tout de même ajouté dans Huit heures ne font pas un jour des douches aux carreaux blancs, clin d’œil scénographique à la série d’origine où les ouvriers vont effectivement se laver dans leur plus simple appareil.

Sous couvert d’une apparente légèreté, la metteuse en scène parvient à souligner la complexité universelle de la nature humaine, les difficultés des relations interpersonnelles (qu’elles soient intimes, familiales ou professionnelles), mais aussi les contradictions entre des aspirations à l’élévation sociale et les limites que l’on se donne à soi-même, l’aspiration à nier les différences de classe jusqu’à ce qu’un détail révèle des préjugés encore bien tenaces, le consentement apparent à une situation de violences conjugales… Sont ainsi mêlées, dans un équilibre savant, les petites histoires (qui n’en sont pas moins dramatiques) de la vie, d’un réalisme confondant sur les rapports hommes-femmes, parents-enfants, et hiérarchiques au travail. Fassbinder n’a pas poussé aussi loin la lutte sociale que ne le fera cinquante ans plus tard Stefano Massini dans 7 minutes (créé par Maëlle Poésy au Vieux-Colombier en 2011 et d’ailleurs repris au TGP mi-octobre). Huit heures ne font pas un jour est plus optimiste, pour ne pas dire utopiste se concluant sur la perspective d’une auto-gestion possible par l’équipe ouvrière de sa production, à moins que ce soit le mirage auquel le spectateur veut bien se laisser prendre, après s’être tellement familiarisé avec les personnages, voire identifié à certains d’entre eux, grâce à l’intemporalité de certaines luttes. La pièce ne parle peut-être pas à tout le monde, mais résonne chez tous ceux qui luttent, souffrent ou ont pâti toujours ou un jour des fléaux du racisme, du sexisme ou du paternalisme, sans pour autant se positionner en victimes, mais en acceptant la contradiction, le débat, et même les conflits sans renoncer à la joie.

Fassbinder comme Julie Deliquet ne semblent pas vouloir donner de leçon, la critique sociale n’est pas vraiment idéologique ou analytique comme dans l’étude faite par Didier Eribon dans son Retour à Reims, adaptée tant à l’écran (documentaire de Jean- Gabriel Périot en 2021) qu’au théâtre (par Ostermeieir en 2019). On rit beaucoup dans Huit heures ne font pas un jour même si c’est parfois jaune quand on a l’impression de se reconnaître dans certaines situations, et on quitte la salle en se demandant l’espace d’un instant ce qu’il va bien pouvoir se passer au prochain épisode…

 

© Pascal Victor

 

Huit heures ne font pas un jour de Rainer Werner Fassbinder (épisodes 1 à 5)

Mise en scène : Julie Deliquet

Scénographie : Julie Deliquet, Zoé Pautet

Traduction : Laurent Muhleisen

Lumière : Jean-Claude Myrtil, Sharron Printz

Son : Pierre De Cintaz

Costumes : Julie Scobeltzine

Coiffures, perruques : Judith Scotto

Régie générale : Léo Rossi-Roth

Régie plateau : Rachid Bahloul, Sami El Masri

Régie son : Pierre De Cintaz

Machinerie, accessoires : Sylvain Augé, Juliette Mougel

Habillage : Nelly Geyres, Florence Tavernier, Ornella Voltolini

 

Avec : Lina Alsayed, Julie André, Eric Charon, Evelyne Didi, Christian Drillaud, Olivier Faliez, Ambre Febvre, Zakariya Gouram, Brahim Koutari, Agnès Ramy, David Seigneur, Mikaël Treguer, Hélène Viviès

 

 

Durée 3 h 30

Jusqu’au 9 octobre, du lundi au vendredi à 19 h 30

Samedi 8 octobre à 17 h, dimanche à 15 h

Relâche le mardi

 

 

Théâtre Gérard Philippe – Centre dramatique national de Saint-Denis

59 boulevard Jules Guesde

93200 Saint-Denis

Grande salle – Delphine Seyrig

 

 

Tournée :

Le 14 octobre : EMC91, Saint-Michel-sur-Orge

19-21 octobre : Domaine d’O, Montpellier

8-11 novembre : TNBA, Bordeaux

17-18 novembre : Théâtre Edwige Feuillère, Vesoul

1-2 décembre : Théâtre de Lorient – CDN

13-14 décembre : La rose des vents, scène nationale, Lille Métropole Villeneuve-d’Ascq

 

 

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