© G. Perrier
ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot
Des planètes on dit ici ou là qu’elles s’alignent. Que dire alors de ces Histoire(s) décoloniale(s), Portraits croisés qui nous sidèrent et vont bien au-delà de l’alignement de chapitres déjà vus ici ou là pour certains (cf. les critiques de #Mulunesh et #Emma), performances autonomes déjà puissantes et renversantes ? Dans cet assemblage, qui initie et embrasse une ambition encyclopédique à échelle humaine, c’est la matière même du temps qui semble se mettre à réverbérer ses oublis, ses manquements, à vibrer de ses blessures ; dans cet empilement, c’est une Histoire refoulée qui se déplie par la voix ferme et l’ébranlement du corps de ses interprètes, comme autant de coups de boutoir assénés à l’histoire officielle. Histoire(s) décoloniale(s), Portraits croisés est tout sauf linaire ou chronologique, déploie un monde, impressionne par sa profondeur sensible, historique et éthique, développant son rhizome de sens et d’émotions d’un portrait à l’autre. Cette galerie, qui n’a rien à envier à une National Gallery, délie et relie les récits de soi, de l’Autre, dans une nouvelle perspective, tout sauf académique. #Emma ouvre ces Portraits croisés à la manière d’un lever de rideau, expression qu’il faut autant prendre littéralement par le dispositif scénique mis en jeu que métaphoriquement, avec cette amorce, tambour battant, rebattant les cartes du colonialisme pour en dévoiler d’autres vérités : celui des héroïnes oubliées des livres d’histoire, celui des prolongements impensés des richesses extorquées à force de corps esclavagisés, celui de la dette ignoble d’Haïti, … #Folly renverse la focale, part de la parole fantôme, des chants et des chuchotements, emprunte à la pensée vaudou, à la cérémonie, se nimbe d’obscurité, nous parle depuis le royaume des morts, sans maniérisme, avec délicatesse. #Dalila se fait plus encore politique, par sa proximité immédiate avec le contemporain, descendante d’une immigration où se perpétue sous le regard de l’ancienne nation colonisatrice une autre domination, un autre asservissement. #Mulunesh, enfin, surgit comme une ligne de vie, persistance héroïque et pulsation d’un corps qui refuse le bât que l’Histoire lui a mis sur les épaules. Ces Histoire(s) décoloniale(s) se conjuguent à la première personne, entrent en résonnance avec un vécu, mais ce « je suis », pourtant, n’est pas le même d’un portrait à l’autre, résulte d’autant de processus de subjectivation dans l’instant spectaculaire : le « je » d’Emma est articulé par une Histoire qui la dépasse, qui l’énerve mais qui l’occupe, celui de Folly fraye la voie au conte et à l’absent, parle depuis l’absent dans un dispositif que l’on pourrait qualifier de médiumnique, celui de Dalila s’affirme dans la plénitude de sa présence, longtemps étrangère alors que née en France, « je » historicisé entre deux rives culturelles, expérimentant son indépendance dans le champ de sa propre vie, et enfin celui de Mulunesh bande les muscles d’une subjectivité en lutte. Cette modulation du lieu de surgissement de la parole travaille le spectateur aussi sûrement et étroitement qu’un étirement de l’être, et l’on se sent tour à tour emporté, subjugué, arraché, rasséréné, enveloppé… Les corps justement, énergies et présences singulières, se superposent et se détachent à la manière d’un groupe supplantant désormais dans nos mémoires la mortifère statue d’un Colbert. Ainsi de Folly, trait d’union entre matière et esprit, frappant le sol de ses pieds : l’absence et la souffrance des ancêtres n’est pas vapeur, mais bien matière, à penser et à danser, à panser aussi. Le vide creusé dans les corps meurtris de l’Histoire est un plein dans le contrejour d’un soleil noir. Chuchotant, chantant, Folly nous attrape par le coin de l’âme l’accompagnant dans sa procession vers l’arbre du retour.
Rarement spectacle nous aura tenus aussi fermement, nous étreignant de sa vive adresse, nous emplissant d’une compréhension qui irait bien au-delà du compréhensible, d’un ample geste poétique et chamanique. Avec ces Histoire(s) décoloniale(s), Portraits croisés Betty Tchomanga révèle une incroyable capacité à mouvoir son travail dans des espaces et des échelles différentes : passant de la salle de classe (les Histoire(s) décoloniale(s) furent écrites initialement pour l’espace scolaire) à la salle de théâtre, par la force originelle de son matériau, mais aussi par un admirable travail de lumière, de son et de scénographie, cette œuvre se révèle particulièrement élastique diffractant ses lignes de failles dans toutes les enceintes. Dans ce théâtre, au-delà du discours énoncé, la mise en exergue du geste artistique fait saillir les traits de l’invisible. La performance affirme sa théâtralité et sa vigoureuse beauté déployant sa carte du monde depuis les cintres, mettant en scène ses individualités avec le lustre habituellement réservé aux vainqueurs. Expérience réflexive et éminemment cathartique, ces Histoire(s) décoloniale(s), Portraits croisés, à la manière d’un Éric Vuillard en littérature, offre une monumentalité toute sensible, brillante d’humanité, au présent comme au passé, pointant vers l’avenir, aux êtres et aux chairs marqués de ces fers.
© G. Perrier
Histoire(s) décoloniale(s), Portraits croisés, mise en scène, chorégraphie et textes : Betty Tchomanga
Collaboration artistique et interprétation : Emma Tricard, Folly Romain Azaman, Dalila Khatir et Adélaïde Desseauve aka Mulunesh
Création lumières : Eduardo Abdala
Création sonore : Stéphane Monteiro
Scénographie et accessoires : Eduardo Abdala et Betty Tchomanga en collaboration avec Vincent Blouch
Construction : Émilie Godreuil
Costumes : Marino Marchant en collaboration avec Betty Tchomanga ainsi que Théodore Agbotonou (costume Folly) et Mariette Niquet-Rioux (masque Mulunesh)
Stagiaire assistante à la mise en scène : Ariane Chapelet
Du 29 janvier au 1er février 2025
20h30 sauf samedi à 18h
Durée : 2h30
Théâtre de la Bastille
76 rue de la Roquette – 75011 Paris
Réservations : 01 43 57 42 14
https://www.theatre-bastille.com/
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