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Histoire de la violence, texte d’Edouard Louis, mise en scène de Thomas Ostermeier, au Théâtre de la Ville / Les Abbesses

Fév 02, 2020 | Commentaires fermés sur Histoire de la violence, texte d’Edouard Louis, mise en scène de Thomas Ostermeier, au Théâtre de la Ville / Les Abbesses

 

 

© Arno Declair

 

 

ƒƒƒ article de Denis Sanglard

Rencontre d’un soir. Une nuit d’amour. Un vol. Une tentative de meurtre, un viol au petit matin. Résumé lapidaire d’Histoire de la violence d’Edouard Louis. Récit d’une nuit de cauchemar et de ce qui s’ensuivit. Rencontre entre un jeune écrivain homosexuel, disciple de Didier Eribon, et d’un jeune kabyle, Réda. Ce qui fut un fait divers traumatique devient un récit autrement plus inquiétant par son analyse sociologique. Est ici dénoncé, disséqué, au-delà de l’évènement, la violence structurelle insidieuse de notre société. Son racisme ordinaire et banalisée, voire cynique, son homophobie ancrée, sa xénophobie rampante. Dénoncé aussi le déterminisme social qui vous empoisse et affirmé le refus et la rupture avec son milieu, la fuite et la honte des origines, honte qui devient « orgueil » (Didier Eribon) et la nécessité impérieuse et vitale de se réinventer. « Je me suis choisi », cette assertion de Didier Eribon est le crédo d’Edouard Louis depuis son premier roman autobiographique, En finir avec Eddy Bellegueule, manifeste explosif d’une résilience. La confrontation avec Réda a ceci de terrible qu’ils sont issus tous deux de la même classe sociale défavorisée mais qu’ils ne peuvent se reconnaître (Thomas Ostermeier). Le viol, la violence sexuelle n’est que le résultat, le symptôme de cette aliénation, de cette incompréhension tragique entre l’un qui, inventant sa vie, nie la réalité, et l’autre, tragiquement broyé par elle.

Récit à la structure fragmentée, polyphonie des voix et mise en abyme du discours d’Edouard Louis, le narrateur et protagoniste, contredit par sa sœur Clara, dialogues avec les policiers, les médecins, avec Réda… sont les chaînons tissés entre eux d’une trame serrée que respecte Thomas Ostermeier. Le récit est ainsi simplement mis à plat, suivi au plus près et en adresse directe au public. On se passe le micro, on se filme aussi offrant sur écran large une autre perspective, plus intimiste, moins clinique. Mise en scène sans affect apparent, abordée comme l’analyse d’une scène de crime et de sa reconstitution. C’est d’ailleurs la première et la dernière image de cette mise en scène, des hommes en combinaisons blanches, experts scientifiques passant au peigne fin le plateau. Thomas Ostermeier s’en tient donc au fait, au récit, suivant une ligne claire et sans ambages, sans affèterie, sans effet dramatique. La scène de viol en est l’acmé, frontale, crue, violente. Glaciale dans sa nudité. Les comédiens se partagent les rôles, passant de l’un à l’autre sans transition, les scènes s’enchaînant en toute fluidité, à l’exception d’Edouard Louis (Laurenz Laufenberg), étonnamment et troublant quasi sosie du vrai Edouard Louis, jusque dans sa démarche. Appuyant de fait la véracité d’un fait vécu par l’auteur, évacuant toute fiction et toute distance. La thèse n’est plus une théorie mais procède d’une réalité, d’une expérience. Procédé initié par Didier Eribon dans Retour à Reims, être l’objet et le sujet, voire le matériau, de son étude. Thomas Ostermeier ne s’y est pas trompé demandant à Edouard Louis de collaborer à l’écriture de cette adaptation théâtrale de son récit.

Si les scènes avec Réda (Renato Schuch) et Edouard Louis sont les plus réussies de cette mise en scène, sortant d’une vision clinique pour une véritable émotion dramatique jusque dans l’éruption de la violence, le viol, on reste dubitatif, voire franchement sceptique, par la façon de camper les autres personnages de façon aussi volontairement caricaturale. Pourquoi de la sœur (Alina Stiegler) avoir fait cette cagole en léopard et de son mari (Christoph Gawenda) ce beauf, chaussettes dans des claquettes, survêtement et marcel ? Mention spéciale pour la mère, campé par un homme, pas très loin des caricatures des Monty Python. Certes le propos de Clara envers l’évènement et de Louis est le fruit des préjugés de sa classe (déterminisme, homophobie…). Fallait-il pour autant et pour appuyer un discours et au-delà une thèse juste charger autant la barque, en faire des clichés rebattus ? Ce qui pourrait être drôle et créer une distance dans un autre contexte (et encore) s’avère franchement ici lourd et certes pas naïf, franchement hors de propos. Le récit de Clara, aussi artificiel comme procédé (et cela saute encore davantage aux yeux sur le plateau) que dans le récit initial s’en trouve quelque peu désamorcé, décrédibilisé, soumis au ridicule. Alors même que la violence sociale prend également sa source ici, dans ce milieu-là, dans la parole de Clara, constitutive d’elle-même et de sa classe sociale et ce déterminisme têtu. Dans le récit initial, seule la parole la déterminait. Confronté à la scène et dans cette perspective qui se voudrait ludique le propos se dissout dans l’image donnée. Il était sans nul doute inutile d’en rajouter. N’y aurait-il donc que la parole d’Edouard Louis qu’il faille mettre en valeur ? Si on peut adhérer à sa thèse, et nous y adhérons, ce n’est pas accepter une certaine complaisance, un certain narcissisme autocentré de l’auteur que la mise en scène involontairement, ou non, accuse. C’est ça qui nous titille, nous interroge au sortir de cette création au demeurant impeccable et bien plus réussie que Le retour à Reims de Didier Eribon monté récemment par le même Thomas Ostermeier et qui en serait comme le pendant, second volet d’un diptyque mettant en parallèle deux générations confrontées à la même problématique, racisme, homophobie, violence de classe, politique, mais dans un contexte aujourd’hui différent. Ce n’est pas occulter le traumatisme de l’auteur, ignorer sa résilience, ne pas reconnaître son talent, mais refuser un procédé qui éclipserait ou dénaturerait à son seul profit ceux qui ont fait paradoxalement Edouard Louis et l’énoncé de son discours. Il y a là dans cette caricature affichée (Clara, sa mère entre autre) quelque chose de malhonnête ou de maladroit voudrait-on croire. Ce que nous aurions aimé voir, et on l’aperçoit un peu trop brièvement, c’est Eddy Bellegueule plus qu’Edouard Louis. Seule, et c’est difficile sinon terrible à dire, la scène du viol et ses conséquences confrontent Eddy à Louis, l’homme à son avatar, et accuse les limites de cette réinvention de soi, quelque part douloureuse, soudain confrontée face à Réda à la réalité, le renvoyant à ses origines obstinément niées, elles aussi au final réinventées. C’est flagrant ici. Mais la violence naît aussi de là, de cette confrontation sans fard avec ses origines et de cette incompréhension des deux qui ne se reconnaissent pas ou ne veulent ni ne peuvent se reconnaître. Edouard Louis est victime de sa propre violence, celle des déclassés, des transfuges que la honte insidieuse parfois aveugle. Ce viol pas même symbolique est la clé tragique du dilemme d’Edouard Louis qui visiblement n’en a pas fini avec Eddy Bellegueule.

 

© Arno Declair

 

 

Histoire de la Violence d’Edouard Louis

Dans une version de Thomas Ostermeier, Florian Borchmeyer et Edouard Louis

Mise en scène Thomas Ostermeier

Collaboration à la direction David Stöhr

Décor et costumes Nina Wetzel

Musique Nils Ostendorf

Vidéo Sébastien Dupouey

Dramaturgie Florian Borchmeyer

Lumières Michael Wetzel

Collaboration à la chorégraphie Johana Lemke

Traduction des surtitres Panthea

Surtitres Caterina Gueli / Panthea

Avec Christophe Gawenda, Laurenz Laufenberg, Renato Schuch, Alina Stiegler

Musicien Thomas Witte

 

Du 30 janvier au 15 février 2020 à 20 h

Dimanche à 15 h

 

 

Théâtre de la Ville – Les Abbesses

31 rue des abbesses

75018 Paris

Réservations 01 42 74 22 77

www.theatredelaville-paris.com

 

 

 

 

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