© Simon Gosselin
ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot
De la mort d’Henry V à la mort d’Henry VI. C’est une vie : rythmée par les renversements, les coups de force, les complots, les trahisons, les guerres. C’est une vie peuplée de morts. La fresque shakespearienne, qui n’a rien à envier aux séries qui inondent nos plateformes, embrasse avec une insatiable faim la guerre des roses – qui opposa la maison des York à celle des Lancastre, la guerre de cent ans, un soulèvement populaire fomenté par le révolutionnaire Jack Cade et bien d’autres événements mêlant personnages historiques et fictionnels. Sans oublier une certaine pucelle d’Orléans. Dans cette adaptation en deux épisodes de la pièce initialement écrite en trois parties, l’intrigue est menée tambour battant, sans répit. Un crépitement de paroles, un embrasement des actes, Henry VI, porté par l’incandescente promotion des élèves de l’Ecole du Nord, tire ses lignes de forces comme autant de coups d’épée, l’acier des mots trempés de haine et d’envie déchirant et perçant inexorablement les corps dans une irrépressible dépense de violences tel Sisyphe roulant éternellement sa pierre.
Henry VI est une histoire de généalogie. Comme souvent et avant tout, celle des rois. On pense à Prévert bien sûr faisant le compte des Louis dans Les Belles Familles. Ces liens du sang sont le fondement et le fil rouge, d’un sang versé ou d’un même sang, qui irrigue l’Histoire et le drame qu’en a tiré Shakespeare.
Mais c’est aussi, dans le cas présent, une généalogie artistique, un hommage pour le moins, de la part de Christophe Rauck, qui, avant d’être nommé au Théâtre Nanterre-Amandiers, fut directeur de l’Ecole du Nord, qui fut elle-même fondée et dirigée par Stuart Seide, le traducteur de ce Henry VI.
On sent dans ce projet une réelle affection pour cette troupe de jeunes acteurs, et on la partage bien vite nous-même. Il est rare de voir apparaître aussi nettement la figure parfaitement dessinée d’un personnage, sans que disparaisse la figure de celui qui le porte, et c’est dans cette ouverture, ce léger entrebâillement d’un jeu pourtant tiré au cordeau, que se devine aussi, avec éclat et puissance, la vitalité d’une jeunesse rehaussant les clairs-obscurs de l’indépassable dramaturge anglais.
Henry VI est le destin d’un homme sans qualité, pour plagier Robert Musil. Ses ennemis mais aussi ses proches le décrivent comme indolent, manquant de virilité, peureux, pieux mais si l’on veut bien l’examiner à quelque distance, il est surtout balloté par des événements qui s’imposent à lui, ses décisions n’en sont pas vraiment. C’est un homme sous influence, et éminemment seul. Il est une pâte humaine qui glisse entre les mains de ses amis et de ses ennemis jusqu’à son terme tragique.
Dans la tourmente de son siècle il apparaît comme le trou noir où s’absorberaient et disparaîtraient protecteurs, rivaux, ducs, princes…
Si Henry VI est un drame historique, s’il a la puissance d’une tragédie grecque, contrairement à ces dernières, la vengeance n’en est aucunement le ressort. Le vortex de ce tourbillon d’assassinats, de batailles, de luttes intestines, est le pouvoir, quand bien même celui qui l’incarne du début à la fin, Henry VI, en semble complètement dépourvu, comme s’il en était l’antimatière. Un pouvoir abstrait à force de produire une telle attraction.
Filer la métaphore astronomique est une évidence pour parler de la mise en scène de Christophe Rauck : ce plateau nu, sinon une estrade et une batterie à l’arrière, inclut en son centre un disque tournant, circonscrit par un anneau également tournant, l’un et l’autre pouvant atteindre des vitesses de giration distinctes. Cette machinerie n’est pas d’une grande nouveauté sur un plateau mais elle est prodigieusement efficace et juste pour sculpter les corps dans le mouvement, incarner des distances dans l’espace, rendre visible l’invisible. De les voir par exemple graviter autour d’un fauteuil placé au centre est dramaturgiquement lumineux. Et l’on pense au terme de révolution, et l’on se souvient qu’une révolution avant d’être un soulèvement, une rupture, dans l’ordre politique, c’est d’abord en astronomie le retour au même après qu’un astre ait parcouru son orbite complète, en forme de cercle ou d’ellipse (ce fût aussi le titre d’un livre d’un certain président alors en campagne qui ne renierait peut-être pas cet autre sens). Dans Henry VI, et en particulier dans la mise en scène de Christophe Rauck, le pouvoir est un cercle où gravitent dans une ronde infernale d’insatiables désirs ; et plutôt que de jeux de pouvoir, il s’agirait bien plutôt d’une mécanique du pouvoir, organisant telle une centrifugeuse, ou un manège, des alternances de chutes et de renaissances sans qu’aucun terme ne puisse y être mis. Des cycles qui se répètent sans jamais s’épuiser.
Dans ce grand barattage du monde qu’effectue Henry VI, le texte est projeté droit, il a la dureté matérielle d’une arme. La troupe de l’Ecole du Nord l’exhibe dans toute sa carcasse, réduite à l’os, débarrassée de toute sentimentalité, de tout narcissisme théâtral. Cette droiture, cette maturité, cet esprit de corps, sont les maîtres d’œuvre d’une indéniable réussite.
© Simon Gosselin
Henry VI de Shakespeare, d’après la traduction de Stuart Seide
Mise en scène : Christophe Rauck
Collaboration : artistique Cécile Garcia Fogel
Lumières : Olivier Oudiou
Son : Sylvain Jacques
Costumes : Fanny Brouste
Travail du corps : Philippe Jamet
Avec : Louis Albertosi, Mathilde Auneveux, Adèle Choubard, Maxime Crescini, Orlène Dabadie, Simon Decobert, Constance de Saint Rémy, Joaquim Fossi, Nicolas Girard-Michelotti, Antoine Heuillet, Pierre-Thomas Jourdan, Solène Petit, Noham Selcer, Rebecca Tetens, Nine d’Urso, Paola Valentin
Durée :
1er épisode : Le cercle dans l’eau : 2 h
2ème épisode : L’orage des fous : 2 h
Intégrale : 4 h 45 (entracte inclus)
Du 15 au 24 octobre 2021
Mercredi à 19 h 30 : 1er épisode
Jeudi à 19 h 30 : 2ème épisode
Vendredi à 18 h : intégrale
Samedi, dimanche à 15 h : intégrale
Théâtre Nanterre-Amandiers
7 avenue Pablo-Picasso, 92022 Nanterre Cedex
Tél : 01 46 14 70 00
https://nanterre-amandiers.com
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