Helikopter © Yang Wang
ƒƒƒ article d’Emmanuelle Saulnier
Angelin Preljocaj et ses danseurs ont subjugué les spectateurs des festivals du sud de la France en ce mois de juillet 2025, en y présentant en plein air d’une part l’un des grands ballets (Le Lac des Cygnes) de la compagnie dans le Théâtre antique d’Orange (dans le cadre des Chorégies) et deux plus courtes pièces dans l’amphithéâtre du site de Châteauvallon Liberté, qui fête cette année ses 60 ans. Ce lieu de création et de réflexion a accueilli au cours de ces six dernières décennies des compagnies et artistes prestigieux, dont le Ballet Preljocaj.
Un lien particulier et durable s’est noué à partir de 1989 entre ce lieu utopique et magique et le chorégraphe qui y est devenu artiste résident et y a installé sa compagnie en février 1995, devenant par la même occasion co-directeur de la structure de l’époque (Théâtre national de la danse et de l’image) avec Gérard Paquet, avant de prendre ses distances en raison de l’arrivée au pouvoir du Front national à Toulon. Récemment (en 2022), il y a adapté Le Lac des Cygnes pour le plateau en plein air.
Pour le Festival d’été 2025, c’est un diptyque (qui avait déjà été présenté ce printemps, notamment au Théâtre de la Ville à Paris), qui a été proposé au public fidèle ou de passage, faisant la route jusqu’à Ollioules, composé d’une pièce de plus de 20 ans, Helikopter, et d’une création de 2025, Licht, qui entre parfaitement en résonnance avec son aînée, notamment grâce à l’extrait vidéo diffusé pendant un court interlude, d’un dialogue entre le chorégraphe et le compositeur Karlheinz Stockhausen.
Angelin Preljocaj avait été fasciné par l’écoute de sa partition Helikopter-Streichquartett composée en 1993, combiné au son produit par les hélices de quatre hélicoptères se superposant à sa partition millimétrée pour un quatuor à cordes.
Helikopter est le résultat de cette écoute et du souhait du chorégraphe, désormais installé au Pavillon noir à Aix-en-Provence, d’incarner visuellement cette superposition de couches musicales et de variations considérables de tempi imaginée (et même rêvée) par le compositeur allemand, comme il l’explique dans l’entretien, alors même que Preljocaj lui-même a d’abord estimé que c’était impossible à chorégraphier. Il a finalement utilisé l’enregistrement du quatuor Arditti dont les conditions furent tout à fait exceptionnelles, puisque chaque membre du quatuor a joué dans l’un des quatre hélicoptères, conduits par des pilotes de la Royal Dutch Air Force, avec micros, caméras et casques pour l’harmonie du quatuor et l’écoute d’un public resté à terre dans une salle de concert à Amsterdam !
Les trois danseurs et trois danseuses n’ont pas embarqué dans des engins à hélices, même si l’on était prêt à imaginer en voir un se poser à tout moment sur le plateau de l’amphithéâtre de Châteauvallon, mais ils dansaient pour la première fois ce ballet en extérieur, ce qui pourrait surprendre tant la cohérence de ce lieu ouvert à tous les vents avec l’œuvre est évidente. Le décor naturel et l’air caressant le public comme les danseurs offraient en effet des conditions idéales permettant d’embrasser encore plus charnellement les vibrations, pulsations et ondes de cette musique inédite ; le vent propre au site paraissant plus violent qu’il ne l’était, comme s’il se trouvait décuplé par le vrombissement des hélices. La chorégraphie épouse les exigences et difficultés de la partition, avec une cadence infernale imposée aux danseurs d’une rigueur technique irréprochable et à l’énergie fabuleuse, enchaînant les déboulés avec des bras comme des pales, les arabesques et attitudes classiques cisaillant l’air dans toutes les directions, mais aussi des figures plus acrobatiques ou gymniques, et de très nombreux portés qui jusqu’à la fin semblent si légers alors que les danseurs ne peuvent qu’être épuisés par cette frénésie tellement époustouflante qu’on ne sait où tourner de la tête. L’attention est en outre attirée et distraite par une troisième dimension, scénographique cette fois, produite par Holger Förterer qui projette au sol des images conçues à partir d’images algorithmiques permettant de mêler la réalité de leurs pas à la virtualité des formes sur lesquelles ils évoluent à six, en duos, trios et même solos. L’unité produite visuellement par le mouvement de chaque danseur et le plateau auquel il semble appartenir et pouvoir l’avaler est techniquement réalisée par une caméra infra-rouge qui capture les mouvements des danseurs au-dessus de la scène, lesquels mouvements sont traités par ordinateur et permettent de produire des formes diverses à l’infini. Au-delà de l’aspect purement technique, l’idée semble être de produire un effet miroir : l’homme qui répond à la machine et la machine qui répond à l’homme. La base mathématique est symbolisée par l’ajout d’une voix féminine comptant en allemand et par des chiffres qui défilent comme des cours de la bourse en vert fluo au sol.
Une fois la dernière soliste d’Helikopter sortie, après un court adage dans un silence assourdissant, le dialogue filmé précité (datant de 2007, année de la mort du compositeur) est diffusé sur deux écrans latéraux. Angelin Preljocaj et Stockhausen s’entretiennent avec sérieux et légèreté au sujet de leurs écritures respectives et admirations manifestes réciproques, de la place de la rigueur et du hasard, et de la vie éternelle au paradis !
Et alors que l’on entend encore la voix enjouée de Stockhausen, douze danseurs entrent sur le plateau en jeans avec des empiècements de tissus colorés et des vestes de sport aux couleurs vives, produisant un look années 90. C’est Licht ou lumière en allemand.
Cette nouvelle pièce démarre lentement, sereinement aurait-on même envie de dire, dans le contraste de ce qui précédait, sur une musique originale de Laurent Garnier. Des mouvements de hip hop preljocajisés se mêlent à des mouvements classiques et contemporains parfaitement maîtrisés. Six duos s’enchaînent avant que ne résonne un refrain bien connu d’un tube des années 80 (Everybody’s Got To Kearn Sometime du groupe britannique The Korgis) : « Change your heart… need your loving, like the sunshine ». Une ligne en fond de scène, bras entrecroisés descend sur le plateau comme une chaîne solidaire, accomplissant des pliés de face, de dos, en diagonale et des développés lents, avant de s’asseoir sur les genoux et d’entrecroiser les corps à plat ventre comme un macramé dans un mouvement fluide qui devient un rectangle à la mécanique bien huilée dont les bras (qui sont des jambes !) se replient, à moins qu’il ne s’agisse d’un animal, carapace à l’envers dont les pâtes expérimentent des mouvements impuissants.
Alors que l’on pourrait croire que le ballet est terminé, après le solo d’une danseuse pointant le doigt vers le ciel comme au début, la voix de Stockhausen se fait à nouveau entendre sur son rêve d’opéra pour les sept jours de la semaine, le dernier étant celui de la lumière. Licht !
Trois cercles en fond de scène s’éclairent et laissent apparaître d’abord des mains, puis des bras et enfin des corps qui s’en extirpent en habits de lumières, ou plutôt en fragments d’étoiles tant les corps sont peu couverts et brillants. Le paradis tant souhaité par Stockhausen serait-il celui du Paradis latin ? Des corps sensuels offrent des tableaux collectifs presque érotisés, où se distinguent des duos chorégraphiés de manière symétrique et qui finissent par se rejoindre au sol presque comme l’épilogue d’une scène de bacchanale, dans une lenteur langoureuse.
On sort ébloui du site de Châteauvallon, plongé dans le noir et le silence et tandis que « Change your heart… » ne nous quittera pas jusqu’au lendemain, on repense à la précision et à l’énergie stupéfiante de chaque danseur et danseuse, et aux mots de Stockhausen et Preljocaj que l’on résumerait bien ainsi, ce qui est sans doute abusif, mais stimulant : transposer la polyphonie des temps en une polyphonie spatiale et se préparer à une vie spirituelle où la beauté de la création prédomine.
Licht © Yang Wang
Helikopter, chorégraphie d’Angelin Prejlocaj
Musique : Karlheinz Stockhausen, Helikopter-quartet’ (enregistrement par le Quatuor Arditti)
Scénographie : Holger Förterer
Lumières : Patrick Riou
Costumes : Sylvie Meyniel
Assistant, adjoint à la direction artistique : Youri Aharon Van den Bosch
Assistant répétiteur : Paolo Franco
Choréologue : Dany Lévêque
Licht, chorégraphie d’Angelin Prejlocaj
Musique : Laurent Garnier
Costumes : Eleonora Peronetti
Lumières : Eric Soyer
Vidéo : Nicolas Clauss
Avec : Angie Armand, Liam Bourbon Simeonov, Clara Freschel, Mar Gomez Ballester, Paul-David Gonto, Lucas Hessel, Verity Jacobsen, Beatrice La Fata, Yu-Hua Lin, Florine Pegat-Toquet, Valen Rivat-Fournier, Leonardo Santini
Durée : 1h10 (les deux pièces avec une vidéo pendant l’intermède)
Du 24 au 26 juillet à 21h30
Amphithéâtre de Châteauvallon Liberté – Scène nationale
795 Chemin de Châteauvallon
83192 Ollioules
www.chateauvallon-liberte.fr
En tournée :
Au Théâtre de l’Archevêché, Aix-en-Provence : 30 et 31 juillet 2025
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