© Christophe Raynaud de Lage
ƒƒƒ article de Sylvie Boursier
Quand Bulle Ogier apprit le décès par overdose de sa fille Pascale en 1984, elle jouait aux Amandiers, sous la direction de Patrice Chéreau, Terre étrangère d’Arthur Schnitzler, une pièce qui commence par un suicide et s’achève sur un duel. Bourrée de tranquillisants, la comédienne est entrée en scène. Elle ne fut jamais aussi bonne, paraît-il. Comment a-t-elle fait ? Réflexe de survie ? Y a-t-il une vie après le théâtre ?
En 2022, un grave scandale de maltraitance d’enfants autistes a été révélé et a secoué la société genevoise jusqu’au plus haut sommet de l’État. Tiago Rodrigues répétait Dans la mesure de l’impossible et l’une des comédiennes était la mère d’un de ces enfants, et s’est battue pour que justice soit faite. A l’inverse de Six personnages en quête d’auteur, cette mère avait bien un auteur et devait, comme Bulle Ogier, tout donner sur scène alors qu’elle était dévastée à l’intérieur. Dans Hécube, pas Hécube, Tiago Rodrigues met en scène la vie de cette femme, Nadia, qui s’organise entre les planches du théâtre et le parquet du tribunal. Tout en se battant pour que justice soit rendue à son fils, la comédienne apprivoise comme elle peut le rôle d’Hécube dans la tragédie d’Euripide, qui plaide sa cause auprès d’Agamemnon (Denis Podalydès) pour que le meurtrier (Loïc Corbery) de son fils soit châtié.
Des acteurs qui jouent des acteurs, Bergmann l’avait fait dans Persona quand une comédienne jouant Electre se réfugiait soudain dans le mutisme, en déclarant « un abîme sépare ce qu’on est pour les autres et pour soi-même, chaque intonation, un mensonge, chaque geste, une tromperie… On peut être immobile, silencieuse. Plus de grimace à faire. »
Elsa Lepoivre joue Nadia qui joue Hécube. Elle s’accroche au rôle, ne veut pas se taire, ni sur la scène « J’ai besoin de faire cette pièce, contre la souffrance », ni face aux autorités qui laissent des enfants s’auto-mutiler dans leurs excréments.
Hécube, pas Hécube est entré au Répertoire Spectacle et a été créé à la Carrière de Boulbon (Festival d’Avignon) le 30 juin 2024. Une grande table est dressée, référence peut-être à la Cène de Léonard de Vinci. Les « apôtres » forment un chœur de récitants, tels des coryphées (Sephora Ponti, Éric Genovese, Elissa Alloula et Gaël Kamilindi). La comparaison biblique s’arrête là car la répétition patine un peu dans la semoule, on sent bien que le cœur n’y est pas, même si Denis Podalydès essaie de détendre l’atmosphère en plaisantant sur le café « ristretto » et sur l’avancement du travail. « Et cette fois, ironise-t-il, on ne peut même pas blâmer l’auteur. Le texte est prêt depuis deux mille cinq cent ans ». Nadia a hâte d’en finir car elle est attendue au tribunal, elle balance son texte comme une mitraillette. Tous accélèrent ou ralentissent en fonction des impératifs des uns et des autres. « On pourrait peut-être lire la pièce en entier une première fois, avec toutes les phrases. C’est peut-être vieux jeu, mais une fois au moins… » susurre perfidement Denis, de mèche avec le public complice.
Après ces « hors-d’œuvres » croustillants on passe au plat principal. Hécube mais pas l’Hécube d’Euripide, celle qui se joue au procès pour maltraitance face aux témoins convoqués, au procureur, aux représentants de l’État. La tragédie antique alterne avec le drame contemporain et chaque comédien passe de l’un à l’autre en une fraction de seconde. Loïc Corbery a la même puissance de jeu dans le rôle de l’infâme Polymestor (ah ! son cri de bête fauve lorsque, défait, il saigne et perd la vue) que dans celui du fourbe secrétaire d’État aux éléments de langage rebattus. Sephora Ponti est une avocate royale autant qu’une employée du home d’enfants roublarde. Denis Podalydès, raide comme un piquet en Agamemnon inflexible, est désemparé face aux arguments de Nadia la plaignante. Tous déploient une finesse de jeu qui nous émeut. Hécube et Nadia s’épaulent chez la lumineuse Elsa Lepoivre qui comprend si bien son fils « aux intérêts restreints ». Bouleversante !
Fragiles, faibles, déprimés ou pas, les comédiens cherchent, tournent en rond, démontent des mécanismes, piétinent, échouent, échouent encore, échouent mieux, pour quelques instants de pure joie. Ils n’échangeraient leur place pour aucune autre. La troupe de la Comédie Française leur rend un hommage de la plus belle façon qui soit sur l’arène de Boulbon avant Epidaure, là où tout a commencé. Sans effets spéciaux avec la seule force de leur art, ils portent haut la tragédie d’une institution maltraitante dans un état défaillant autant que celle d’une mère prisonnière qui réclame justice pour l’assassinat de son fils.
© Christophe Raynaud de Lage
Hécube pas Hécube de Tiago Rodrigues d’après l’œuvre d’Euripide
Extraits d’Hécube d’Euripide, traduction de Marie Delcourt-Curvers, Éditions Gallimard
Le texte du spectacle est publié par Les Solitaires Intempestifs
Mise en scène de Tiago Rodrigues
Traduction : Thomas Resendes
Scénographie : Fernando Ribeiro
Costumes : José António Tenente
Lumière : Rui Monteiro
Musiques originales et son : Pedro Costa
Collaboration artistique : Sophie Bricaire
Avec : Éric Génovèse,Bonnefoy, Denis Podalydès, Elsa Lepoivre, Loïc Corbery, Gaël Kamilindi, Dubois, Élissa Alloula, Séphora Pondi
Du 28 mai au 21 juillet 2025
Durée : 2h05
Entrée au Répertoire Spectacle, créé à la Carrière de Boulbon (Festival d’Avignon) le 30 juin 2024
Comédie-Française
Salle Richelieu
Place Colette
75001 Paris
www.comedie-francaise.fr
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