© Polo Garat
ƒƒ Article de Sylvie Boursier
Sur le bord du plateau dans l’ombre, un elfe chapeauté avance en crabe de cour à jardin, hésite comme un chat devant une flaque d’eau, puis disparaît. Quelques secondes plus tard Vita Simmons et sa fille arpentent leur salon bourgeois des années 1950 avec la raideur de métronomes, tournant à la perpendiculaire telles des robots. « Chez ces gens-là » dirait Brel, on ne louvoie pas.
Cet elfe c’est Elwood, frère de Vita, un homme affable, d’une gentillesse infinie qui semble perdu en milieu hostile. Un jour il trouve son pooka, bon génie dans la culture celte… Un lapin géant de deux mètres dénommé Harvey qui a la particularité d’être invisible pour le commun des mortels. Son compagnonnage avec un fantôme fait honte à son entourage qui finit par le rejeter et le faire interner en asile psychiatrique. Après moult retournements de situations et quiproquos, il échappe de peu à l’injection médicamenteuse qui aurait fait de lui un homme comme tout le monde. La lobotomie, rappelons-nous, n’a disparu que dans les années 1980 suite à l’apparition des neuroleptiques.
Le spectateur confortablement assis se croit à Broadway dans une comédie burlesque et, 1 h 30 plus tard, il se retrouve chez Lewis Carroll, en passant par la case Vol au-dessus d’un nid de coucou, film de Milos Forman.
Laurent Pelly qui signe la mise en scène nous fait ressentir ce glissement progressif vers la satire sociale et la féerie. Les décors surgissent de partout, tombent du plafond par magie. Les meubles se mettent à tanguer bizarrement, telle cette console où repose le téléphone qui plie au rythme des conversations. Le détournement des objets n’est que le prélude à un dérèglement général des personnages.
Jacques Gamblin est Elwood le rôle semble écrit pour lui. Il ne tire pas son personnage vers le comique, tant mieux, c’est en poète qu’il fait de chaque rencontre un moment unique ; chacun a l’impression de devenir le centre du monde au contact d’Elwood, d’une délicatesse si rare dans la vie courante. Le comédien danseur semble toujours en équilibre fragile tel un funambule et on s’attend à l’entendre dire « faudrait que je sorte ma jambe pour lui faire prendre l’air » comme dans « ce que le djazz fait à ma djambe ! », son précédent spectacle du Rond-Point. La troupe solidaire est à l’unisson ; ils se connaissent bien et aucun ne cherche à tirer la couverture à lui. Pierre Aussedat déclenche l’hilarité générale en psychiatre qui n’arrive plus à distinguer « qui est fou et qui ne l’est pas ». Il faudrait tous les citer.
Au-delà de sa pétillance, la pièce nous interroge et nous émeut. Le recours à un être imaginaire est-il l’unique moyen d’échapper au suicide, au désespoir, à la solitude et au sentiment d’échec ? Le héros du film La vie est belle de Frank Capra disait à son ami invisible « un homme qui a des amis n’est pas un raté », aucun homme n’est raté semble nous dire Mary Chase c’est la société qui manque singulièrement de solidarité, d’empathie et d’imagination.
Allez passer un moment délicieux et mélancolique avec Harvey, emmenez votre lapin au théâtre du Rond-Point !
© Polo Garat
Harvey de Mary Chase
Mise en scène : Laurent Pelly
Décors : Chantal Thomas
Lumières : Joël Adam
Costumes : Laurent Pelly, Jean Jacques Delmotte
Perruques : Pascal Jehan
Avec : Jacques Gamblin, Christine Brücher, Pierre Aussedat, Agathe L’Huillier, Thomas Condemine, Emmanuel Daumas, Lydie Pruvot, Katell Jan, Grégory Faive, Kevin Sinesi
Durée 1 h 30
Du 21 septembre au 8 octobre à 20 h 30
Relâche le lundi et le 01 octobre
Théâtre du Rond-Point
2 bis avenue Franklin Roosevelt
75008 Paris
Réservations : 01 44 95 98 21
www.theatredurondpoint.fr
Tournée :
2022
11 octobre à Annonay
14 octobre à Cachan
18 octobre à Neuilly-sur-Seine
21 octobre à Draguignan
24 et 25 novembre à Mâcon
13 et 14 décembre à Dunkerque
2023
4 et 6 janvier à Antibes
18 janvier à Compiègne
21 janvier à Saint Michel sur Orge
Texte publié en 2021 aux éditions l’Avant-Scène, dans une traduction d’Agathe Mélinand
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