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Hamlet, mise en scène de Chela De Ferrari, Teatro de la Plaza, au Théâtre des Abbesses / Festival d’Automne à Paris

Oct 06, 2023 | Commentaires fermés sur Hamlet, mise en scène de Chela De Ferrari, Teatro de la Plaza, au Théâtre des Abbesses / Festival d’Automne à Paris

fff article de Denis Sanglard

Voilà un Hamlet ébouriffant, électrique, explosif, qui vous empoigne sévère, et d’une force politique sans pareil qui met à nu nos préjugés imbéciles, décille notre regard obstinément aveugle, accuse la violence d’une société qui se refuse à l’altérité, invisibilisant en toute conscience les personnes en situations de handicap. Ils sont huit sur le plateau, atteints de trisomie 21 (syndrome de Down), qui détourent chacun leur tour et à leur façon, répondent à la question « être ou ne pas être ». Une affirmation crâne de soi, « être », comme un projet de vie dans sa toute puissance et se refusant à l’injonction impérative à ne « pas être » d’une société normative qui les exclut. « Être ou ne pas être, je suis là mais tu ne veux pas me voir ». Voilà, c’est dit, affirmé, rappé par Alvaro Toledo, affirmation rageuse et résumé cinglant d’une réalité pas très jolie. Pas mieux pour Ophélie pour qui « Au couvent ! » prend ici sèchement tout son sens dramatique.

Ainsi la tragédie d’Hamlet est désossée dûment sur un plateau quasiment nu que domine un écran, pour ne garder que les principaux thèmes, quelques répliques parfois, tressés serrés avec la vie des acteurs, créant ainsi une dramaturgie singulière et forte, concentrée, où la vie de chacun des personnages entre en résonnance absolue avec celui qui l’interprète. Mise en abyme vertigineuse, frontière ténue et vite franchie qui les autorise à être eux-mêmes, exprimant une vérité sans fard et sans tabou, sans pathos, sur leur condition, leurs aspirations et leurs rêves. On parle sans ambages d’amour, de sexe, de maternité, de droits, de travail et de la mort… Bref d’une vie que la différence marquée obligerait à « ne pas être ».

Être soi donc, ne pas renoncer, et ne jamais singer les neurotypiques, ne pas se soumettre à leur regards et préjugés, et faire sienne cette tragédie, Hamlet, non sans humour et poésie, comme acte de résistance et manifeste. Alors oui on s’interroge, comment monter cette tragédie, qui est Hamlet, en restant à la fois soi-même et dans la vérité du personnage, « être » donc, quand à priori les conventions neurotypiques du théâtre vous déni le droit d’être là, « ne pas être », sur ce plateau, à jouer un personnage emblématique soumis à tant de pressions, où le poids des conventions théâtrales se mêlent au poids écrasant des interprètes les plus mythiques… Scène hilarante d’une répétition où Jaime Cruz, à l’origine du projet, dubitatif devant l’interprétation à donner, demande par WhatsApp à Sir Ian MacKellen, grand acteur shakespearien, conseils avisés, pour au final imiter, en playback et jusque dans la pose Sir Laurence Olivier. Et d’être vertement rattrapé par Alvaro Toledo lui expliquant que non, il n’a pas à imiter mais bien à rester lui-même, « être », même et surtout ceint de la couronne d’Hamlet qui prend ici une valeur symbolique, exprimé net par Manuel García, « aujourd’hui je suis Hamlet et je te détrône, et si je te croise, je te pardonne ». Voilà, le pouvoir l’espace d’une représentation est entre leurs mains. Qu’on se le dise.

Parce que cette couronne et ce personnage, cette tragédie, n’exprime rien d’autre que la difficulté existentielle accrue, les doutes, voire la souffrance, par leur foutu syndrome de trouver sa place en ce monde qui vous invisibilise. Et c’est bien cette capacité à transcender leur handicap, d’exprimer une réalité sans apprêt et de refuser toute complaisance, déconstruire avec poésie quand les mots leur échappent ou l’émotion les paralyse, le regard que nous leur portons, s’en affranchir, nous le renvoyer à la face, affirmer collectivement dans un final bouleversant et joyeux « nous ne sommes pas comme les autres » comme puissance de vie et franche affirmation de soi, tout ça donc qui nous met salement à nu. Comme Hamlet en sa folie et le regard que nous lui portons, le handicap et son appréhension révèlent nos failles intimes et politiques.

Et tout ça est servi par une mise en scène exemplaire, qui pendule entre le jeu et le je, ne s’excusant pas de sa lenteur parfois et de sa gaucherie mais vous accroche par la force poétique de ses propositions qui n’oblitèrent jamais la brutalité de leur réalité, qu’une scène d’accouchement filmée et donnée en préambule ne dément pas. La mort d’Ophélie, les poches lestées de pierre. La mort qui scrute ces corps hors-normes. Les spectateurs invités sur le plateau qui pour jouer la lune et qui pour figurer les arbres dirigés obligeamment comme nous imaginons stupidement un trisomique jouer, façon de nous renvoyer à nos clichés… chaque scène démonte, dénonce avec subtilité et bienveillance nos préventions. Une création indispensable pour leur donner leur juste place et nous remettre à la nôtre.