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Hamlet de William Shakespeare, un spectacle de Christiane Jatahy à l’Odéon – Théâtre de l’Europe, Paris

Mar 11, 2024 | Commentaires fermés sur Hamlet de William Shakespeare, un spectacle de Christiane Jatahy à l’Odéon – Théâtre de l’Europe, Paris

© Simon Gosselin

 

 

ƒƒ article de Nicolas Thevenot

Dans l’épaisse forêt des œuvres dramaturgiques, Hamlet convoque les fantômes. Ceux de son histoire, bien sûr, le père d’Hamlet en premier lieu, assassiné par son frère Claudius, aidé de Gertrude, qui l’épousera en secondes noces, à peine l’oraison funèbre de son premier époux prononcée, suivi de toute la cohorte de ceux-là mêmes que le drame shakespearien fera passer par le fil de son histoire, Polonius, Ophélie… Et puis, il y a sur un autre plan encore les fantômes des innombrables mises en scène qui précédèrent celle de Christiane Jatahy, et qui, pour chaque spectateur, officient comme autant d’images fantômes peuplant leur imaginaire, en l’occurrence, celle de Georges Lavaudant en 1994 à la Comédie Française avec le fragile et magnétique Redjep Mitrovitsa.

Le spectacle de Christiane Jatahy sort du lot, se singularise dans ses choix qui vont bien au-delà du savoir-faire qu’elle a développé au fil des ans quant à une hybridation du théâtre et du cinéma. Mais, le travail d’incrustation vidéo, toujours aussi virtuose, s’il est très présent et est même la pierre de touche de l’amorce du spectacle, le sera beaucoup moins sur l’ensemble. Une réserve bienvenue dans l’usage de cet effet comme si son association avec le littéral fantomatique de la pièce le dévaluait en simulacre ne produisant plus d’autre sens qu’anecdotique. La superposition, plutôt que celle des images filmées sur celle des acteurs en jeu au plateau, est avant tout celle du texte de Shakespeare sur le scénario imaginé par Christiane Jatahy, comme un chemin parallèle prenant ses aises avec sa source.

Dans cet appartement classieux au vaste salon ouvrant sur une cuisine façon loft, à l’immense baie vitrée aux ventaux allongés, au canapé modulable et design, bref, dans ce lieu qui évoquerait, tel un appartement en bord de plage à Ipanema ou sur la côte d’azur, bien plus encore le cénacle des très riches que le monde bourgeois, le texte de Shakespeare flotte comme un fantôme sur le dérèglement capitaliste dont c’est la tête pourrissante qui est donnée à voir par ce drame familial. Il est presque comme un habit trop grand pour ce monde-là, bien rétréci quand bien même il gouvernerait aux autres. Son trône est celui d’une chiotte, comme nous l’a appris Freud. Dans ce monde-là, on s’arroge tous les droits, et l’art même n’est que divertissement sans valeur. Christiane Jatahy a la brillante idée de déporter la célèbre scène de théâtre dans le théâtre où le crime est rejoué devant le nouveau roi en projetant la séquence dans un jeu de société. De manière générale, ce Hamlet exhale un sentiment de « hors-sol », de futilité, de superficiel, assumé notamment par le jeu des acteurs, dont l’affectation serait elle-même fausse, à l’instar de Gertrude, en larmes et jouant les pleurs alors qu’elle vient d’éplucher et couper des oignons. Cette troublante facticité est encore accusée par l’intervalle que le texte crée entre ce qu’il déploie par sa poétique (toujours perceptible) et ce que les situations scénarisées convoquent. Dans le monde de l’argent, on cite le texte comme un faire-valoir mondain, et le poème est réduit à la citation, sans plus d’incarnation, comme une pizza en tranches que l’on se partagerait. Dans ce jeu de massacre social et politique, Shakespeare se travestit en Pasolini.

Le spectacle de Christiane Jatahy est un malaise, un symptôme, révélé par cet adolescent.e d’Hamlet, remarquablement interprété par Clotilde Hesme qui arrache, dans sa folie, le voile hypocrite qui recouvre le dépérissement de ce monde. Le choix d’une actrice pour le rôle, s’il permet de faire résonner certaines questions de genre (« ce n’est pas se comporter en homme » lui dira son beau-père), ne chamboule pas outre-mesure la problématique que soulève la mise en scène : cette perte de réel qui fait dire à un personnage, on ne peut plus justement, « seuls nos mendiants sont de chair et de sang ».

Ce monde-là manque de consistance, sa vanité est l’autre nom de son néant. Ce monde-là ne saurait être aimé ni même avoir notre sympathie, cela participant sans doute à l’insurmontable fossé entre salle et scène, alors que l’on sait combien Christiane Jatahy aime à la gommer. Son spectacle est empreint d’un pessimisme noir, d’un désenchantement envers le monde mis en coupe par le matérialisme et la finance. Citant la célèbre scène de la bougie de Nostalghia, elle filme Ophélie en lieu et place du poète dans le film de Tarkovsky, et semble suggérer que le monde sera sauvé en en finissant avec le patriarcat. On aimerait la croire.

 

© Simon Gosselin

 

 

Hamlet, mise en scène, adaptation, et scénographie de Christiane Jatahy

Traduction : Dorothée Zumstein

Collaboration artistique, scénographie, lumière : Thomas Walgrave

Direction de la photographie, caméra : Paulo Camacho

Costumes : Fauve Ryckebusch

Système vidéo : Julio Parente

Musique originale : Vitor Araujo

Conception son : Pedro Vituri

Collaboration pour le développement, technique du décor : Marcelo Lipiani

Conseil dramaturgique : Márcia Tiburi, Christophe Triau

Directeur de production et diffusion de la compagnie Vértice : Henrique Mariano

Assistante à la mise en scène : Laurence Kelepikis

Assistante aux costumes : Delphine Capossela

Stagiaire à la mise en scène : Maëlle Puéchoultres

Stagiaire à la scénographie et à la lumière : Kes Bakker

Réalisation du décor : Atelier de construction de l’Odéon-Théâtre de l’Europe et l’équipe technique de l’Odéon-Théâtre de l’Europe

 

 

Durée : 2h15

Du 5 mars au 14 avril 2024

Du mardi au samedi à 20h, le dimanche à 15h

Relâches les lundis

 

Odéon – Théâtre de l’Europe

Place de l’Odéon

75006 Paris

Tél : 01 44 85 40 40

www.theatre-odeon.eu

 

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