© Bernd Uhlig / OnP
ƒƒ article de Emmanuelle Saulnier-Cassia
Etre Hamlet ou ne pas être Hamlet est évidemment la question au théâtre comme à l’opéra. Grâce à la vision proposée par le metteur en scène Krzysztof Warlikowski, Ludovic Tézier fera désormais partie de la confrérie des princes du Danemark, après notamment Thomas Hampson (que l’on retrouvera bientôt au même endroit dans Nixon in China) qui a sorti cet opéra en cinq actes de 1868 de l’oubli (avec notamment la production exceptionnelle au Châtelet en 2000 avec Natalie Dessay, José Van Dam…), lequel s’était joué pour la dernière fois à l’Opéra de Paris (alors Académie impériale de musique de Paris) en 1938 (!) et en dernier lieu à Paris à l’Opéra-comique (en 2018 avec Stéphane Degout et Sabine Devieilhe).
Il est souvent noté et regretté que l’opéra diffère du texte de Shakespeare, et en particulier de manière radicale quant à son épilogue. Il faut rappeler que c’est parce qu’il n’est pas tiré directement de la pièce du dramaturge anglais, mais de la pièce de Dumas et Meurice (ce qui se ressent dans de nombreux passages, notamment dans le regard du premier sur les femmes si différent de celui de Shakespeare), qui effectivement font vivre Hamlet. L’opéra se veut même encore moins mortifère que l’adaptation théâtrale française, puisque la Reine, au lieu de s’empoisonner, est envoyée au couvent. Il ne s’agit pas pour autant de happy ends ou d’une version vraiment édulcorée du drame d’origine, la vie pouvant être bien plus tragique que la mort violente, surtout dans l’esprit warlikowskivien.
Dépression et ambiance psychiatrique sont en effet au programme, ce qui a un impact direct sur la direction d’acteurs et la perception de l’œuvre que le metteur en scène polonais a travaillé dans ses moindres recoins, ayant mis en scène la pièce d’origine à Avignon en 2001. Dès lors, si LudovicTézier est éblouissant vocalement (et surpasse le baryton précité dans certaines scène clefs, telle le chant bachique), il lui est imposé sur le plan du jeu de camper un Hamlet à la fois dépressif et puéril, qui rend l’incarnation de cette figure mythique, pas forcément captivante d’emblée, ce qui est une opinion évidemment toute personnelle, plutôt à rebours des premières critiques parues, mais fugace. Apathique et se traînant dans son gilet de laine camel dans le prélude situé « 20 ans après » par le metteur en scène polonais; jouant plus tard à la voiture télécommandée, ce Hamlet n’a ni la noblesse habituelle du haut personnage, ni la folie démonstrative que l’on attend sans doute. C’est toutefois un parti pris qui se tient et qui finit par fonctionner, notamment parce qu’il est tout à fait pertinent de souligner les dimensions psychanalytiques de la pièce, tellement novatrices avant l’heure, c’est-à-dire avant Freud. Mais cela se traduit peut-être donc à l’excès dans la direction d’acteurs, également en ce qui concerne Ophélie en pré-ado assez sage, petit carré blond et uniforme de collégienne, qui lève les yeux au ciel pour faire connaître son agacement. Et pourquoi n’est-elle jamais séparée de son filet d’oranges ? Si la symbolique de ce fruit est couramment assimilée à la fécondité, pourquoi les distribuer en lieu et place des fleurs dans la scène avec les paysans (transformés en internés) ? L’agilité vocale et la présence de Lisette Oropesa (notamment dans la fameuse scène de la folie de l’Acte IV) rendent ces interrogations toutefois bien secondaires.
La dimension œdipienne est également particulièrement appuyée dans différentes mises en situation, notamment la reine mère qui se couche avec son fils sur son lit et dans le transfert-transmission du costume d’Hamlet (identique en noir à celui de son père) dans la scène finale. Gertrude très bien chantée par Eve-Maud Hubeaux (parfois un peu abrupte dans les graves quand elle passe au parlé), est aussi convaincante dans sa scène déchirante de la culpabilité (du récitatif puis duo de l’Acte II), que scotchée dans un fauteuil roulant devant un film en noir et blanc à la télévision dans la prolepse de l’ouverture et dans la scène finale. La figure du roi assassiné en clown blanc envoûtant Clive Bayley), costume pailleté, maquillage et ongles noirs, vient bousculer les codes du spectre du roi du Danemark et surprend, même si à la réflexion ce clown triste qui connut son apogée dans la période de création de l’opéra est une idée intéressante. De même que celle de l’univers psychiatrique progressivement dévorant où des respirations humoristiques allègent toutefois la charge (les danses en tutus et masques bariolés), où les blouses blanches disputent aux monumentales structures métalliques grillagées comme un lieu de haute sécurité, dispositif scénique habituel chez Krzysztof Warlikowski. Ce dernier réutilise également le mobilier de la baignoire (voir par exemple L’Affaire Makropoulos à Bastille en 2013) dans laquelle Ophélie se suicide (ce qui est aussi cohérent avec l’image de l’ado désespérée).
Ainsi, même si l’on s’interroge sur certains choix (et quelques coupes dans la partition), cette mise en scène intelligente ne méritait nullement les huées d’une grande partie du public le soir de première, qui a en revanche ovationné la distribution qui n’offre, il est vrai, aucune faiblesse (excellent Jean Teitgen en Claudius, délicat Julien Behr en Laërte, irréprochables Frédéric Caton, Julien Henric, Philippe Rouillon, Alejandro Balniñas Vieities et Maciej Kwasnikowski) et que des ravissements sur cette œuvre parfois musicalement un peu monotone mais impeccablement dirigée par Pierre Dumoussaud.
© Elisa Haberer / OnP
Hamlet de Ambroise Thomas
Livret : Michel Florentin Carré et Jules Paul Barbier d’après Alexandre
Dumas et François Paul Meurice (d’après William Shakespeare)
Direction musicale : Pierre Dumoussaud
Mise en scène : Krzysztof Warlikowski
Décors et costumes : Małgorzata Szczęśnia
Lumières : Felice Ross
Vidéo : Denis Guéguin
Chorégraphie : Claude Bardouil
Dramaturgie : Christian Longchamp
Chef des chœurs : Alessandro Di Stefano
Avec : Ludovic Tézier, Lisette Oropesa / Brenda Rae, Jean Teitgen, Ève-Maud Hubeaux, Julien Behr, Clive Bayley, Frédéric Caton, Julien Henric, Philippe Rouillon, Alejandro Balinas Vieites, Maciej Kwasnikowski
Durée 3h30
(dont un entracte de 40 minutes)
Jusqu’au 9 avril 2023, à 19h30
Opéra national de Paris – Opéra Bastille
Place de la Bastille,
72012 Paris
Réservation : www.operadeparis.fr
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