© Jean-Claude Carbonne
ƒƒƒ article de Denis Sanglard
La grâce, absolument ! Tous chorégraphes, tous danseurs sont traversés par cette question fondamentale de la gravité. Qu’elle soit un défi, comme dans le classique, ou un appui fondamental, comme dans le butô, volonté d’apesanteur ou expression de la pesanteur, volonté de libération ou expression d’une contrainte volontaire, cette appréhension, qu’elle soit dans l’opposition ou l’interaction dans la danse contemporaine, est une des sources vives et vitales de la danse. Les notions de poids, d’espace, de vitesse, de masse, d’attraction des masses entre elles, qui parcourent en conscience l’œuvre d’Angelin Preljocaj, se trouvent dans cette nouvelle et insensée création sublimée. Sublime, le terme n’est pas trop fort non plus pour exprimer ce qui se danse et joue sur le plateau. Des danseurs en état de grâce, nimbés des créations lumières somptueuses et inventives d’Éric Soyer, le complice de Joël Pommerat, lesquelles indéfinissent l’espace, brouillent les limites du plateau qui semble décollé lui aussi des contingences terrestres, être un monde flottant, accompagnent les danseurs, mais offrent aussi, c’est un miracle, une sensation pure de légèreté ou de pesanteur comme déterminées par la danse, le mouvement, le rythme. L’ensemble est proprement indéfinissable. On touche là à quelque chose d’indicible, nul besoin de discours, de l’ordre de l’émotion brute qui prend aux tripes et vous cloue, sidéré sur votre fauteuil. La difficulté est bien là pourtant, dans ces portés insensés, fous, ces déséquilibres audacieux, ces appuis cul-par-dessus-tête, si l’on peut dire, mains, bras, hanche, coudes, têtes… Le geste, le mouvement, révèle la gravité, s’en défend, la défie, lutte contre elle, vainqueur, s’y abandonne, vaincu. Ce à quoi nous assistons c’est une assomption, une transfiguration du mouvement qui sans triompher de la gravité en fait le cœur follement battant d’une danse exploratoire et explosive, d’une force émotionnelle peu commune. Qui partant du sol y retournera, parce que c’est dans l’ordre naturel des choses, après avoir traversée, secouée, explorée tous les possibles offerts ou refusés par la gravité pour défier sinon s’affranchir de cette première loi universelle. Non par échec mais comme hommage. Ou expression d’humilité devant une prétention quelque peu vaniteuse à s’en affranchir ? Ainsi aura-t-on d’emblée, dès l’ouverture, vu un tel slow-motion aussi parfait ici ? Exprimant cette force de gravitation, rendue palpable, comme un spectre physique la décomposant et avec laquelle il va falloir justement composer au long de cette création. Chaque tableau porte une signature musicale différente, de Bach à Ravel, de Iannis Xenakis à Philippe Glas, incrustés de quelques extraits sonore de l’aventure spatiale, qui donne à chacun son rythme et comme avec la lumière détermine une approche nouvelle, une proposition singulière, une variation tout en gardant une cohérence, une ligne de fuite, mais comme étirée dans le temps. A l’image du boléro de Ravel, à vous couper le souffle, acmé sans en être le centre de cette création, qui concentre tout soudain, tel un manifeste, cette exploration qui touche au mystère de la danse. Angelin Preljocaj, on le sent, c’est évident, jubile et s’amuse dans cette recherche, ce défi jeté à la danse et à ses fondamentaux dont il se joue, entraînant avec lui ses danseurs qui ne renâclent pas à la tâche et sans barguigner exécutent sans difficulté apparente, c’est un leurre, cette partition ébouriffante et magistrale. Eux-mêmes, cela se voit, sans sembler triompher plus que ça, s’amusent de cette exploration qui les fait atteindre physiquement et dépasser, sauter allègrement les frontières des contraintes ordinaires et trop souvent attendues de la danse. Et s’il est une réussite de plus, tout aussi indéniable, c’est bien de partager avec le spectateur ce sentiment d’apesanteur qui ne vous quitte plus au sortir du théâtre.
© Jean-Claude Carbonne
Gravité, chorégraphie d’Angelin Preljocaj
Musiques Maurice Ravel, Johann Sébastian Bach, Iannis Xenakis, Dimitri Chostakovitch, Daft Punk, Philippe Glass, 79D
Costumes Igor Chapurin
Lumières Eric Soyer
Assistante répétitrice Cécile Médour
Choréologue Dany Levêque
Danseurs Baptiste Coisseu, leonardo Cremaschi, Marius delcourt, Léa de Natale, Antoine Dubois, Clara Freschel, Isabel Garcia Lopez, Véronique Giasson, Florette Jager, Laurent Le Gall, Théa Martin, Victor martinez Caliz, Nuriya Nagimova
Du 7 au 22 février 2019
Dimanche 17 février à 15h30
Jeudi 14 & samedi 16 à 19h45
Mardi 11, mercredi 12, vendredi 15 à 20h30
Chaillot – Théâtre national de la Danse
1, place du Trocadéro
75116 Paris
Réservations 01 53 65 30 00
www.theatre-chaillot.fr
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