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Grand Palais, texte de Julien Gaillard et Frédéric Vossier, conception et mise en scène de Pascal Kirsch, Espace Marcel Carné à Saint-Michel-sur-Orge

Nov 14, 2023 | Commentaires fermés sur Grand Palais, texte de Julien Gaillard et Frédéric Vossier, conception et mise en scène de Pascal Kirsch, Espace Marcel Carné à Saint-Michel-sur-Orge

 

 

© Géraldine Aresteanu

 

ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot

L’allée de graviers étincelle dans la nuit, écarlate. Le remords crisse sous les pas. Quelques notes de guitare électrique trainent leur écharpe veloutée. L’allée creuse son couloir temporel, tapissée de strass couleur rubis bruissant comme du verre pilé, pavant le chemin de gloire. Francis Bacon est à l’orée d’une reconnaissance inégalée : seul Picasso avait eu jusque-là les honneurs d’une rétrospective de son vivant au Grand Palais. Sauf que deux jours avant l’ouverture de l’exposition, le 24 octobre 1971, Georg Dyer, amant et modèle du peintre avec qui il a entretenu une relation orageuse pendant huit années, s’est suicidé dans une chambre d’hôtel à Paris. Dans Grand Palais, co-écrit par Julien Gaillard et Frédéric Vossier, conçu et mis en scène par Pascal Kirsch, célébration du peintre et convulsions de la mémoire se confrontent et se confondent. Le succès se reflète dans le néant. A l’unisson des images scandant et trouant la partition de Francis Bacon, des tableaux de maître surgissent, éphémères, buée de buée, sur des panneaux transparents, et, superbes, funèbres, maquillent ce char de triomphe qu’est à sa façon la scénographie de Grand Palais. L’exubérance des couleurs, la musique de leur chromo et celle, somptueuse, de Richard Comte, recouvrent le pourrissement des dahlias et de la chair.

Semblable à un kaléidoscope proustien, Julien Gaillard et Frédéric Vossier écrivent l’instant, marqué du sceau de l’irrémédiable, mais aussi de l’inoubliable. Recélant l’entièreté du passé et l’immédiateté foisonnante du présent, celui-ci diffracte souvenirs et affects lancinants par l’entrelacement de monologues de Francis Bacon dans les jardins du Grand Palais et apparitions d’un Georg Dyer abandonné, intranquille comme un lion en cage, dont la présence semble s’abstraire du temps, patinée de cette éternité dont sont trempées les œuvres du peintre. L’écriture ne fera pas récit, sinon à la manière d’une peinture d’histoire condensant sur une même surface les signes narratifs échus comme annonciateurs. Autant de traits fixés dans la déflagration du drame, traits gelés et grimaçants, entêtants, à l’instar du célèbre Massacre des innocents de Nicolas Poussin et son visage de mère frappée d’effroi à la vue de l’épée s’apprêtant à trancher son enfant. La pensée ici se fige et rumine dans un surplace qui marque l’esprit comme le frôlement d’un pinceau fantôme.

Les mots composent une palette, explorent le sens et les sens, se font précis sans excès ni repentir, s’affirment dans l’insistance comme un fusain renforçant le trait du dessein. Les mots de l’un opèrent comme des filets, se veulent maitrise et force face à la traîtrise des événements tragiques, quand pour l’autre, ils échappent, traduisent avant tout l’angoisse et la peur de l’abandon, et désignent la proie du désir d’être désiré. Francis Bacon (Arthur Nauzyciel), hiératique, planté dans le gravier des mondanités, s’engonce dans sa veste de velours comme dans un froid ressentiment mêlé à la douloureuse incomplétion que produit l’irréparable. La figure altière se craquelle sous nos yeux comme une vieille peinture soumise aux outrages du temps. Le regard se creuse en sombres cavités, hypnotisant trou noir absorbant la matière, saisissant plus qu’il ne délivre. Francis Bacon est l’homme du ressassement, repasse par la même cage d’escalier mentale s’acharnant à voir et figurer l’infigurable. A l’inverse, Georg Dyer (Guillaume Costanza), regard oblitéré, est un corps vu, un corps sous l’emprise d’un regard, offert, fragile et fluant dans son impossible fuite. Flanqué d’un peignoir de soie rayée, il convoque étrangement autant la beauté nerveuse du boxeur que l’érotique alanguissement du décadent.

Grand Palais affirme une apparente et vénéneuse froideur, profondément séductrice, et nous impose une distance semblable au vernis qui diffuse et pétrifie le flamboiement des couleurs d’un tableau. Depuis le chiotte-trône à la porcelaine immaculée, piédestal des célèbres portraits de Georg Dyer, la merde, le sperme, le sang, le vomi, toutes les nuances animales de l’humain, semblable en cela à un bœuf écorché, ont séché sous le glacis du temps. Grand Palais nous advient comme une concrétion mentale, à la manière d’un Kubrick, sédimentant images et émotions, résidus d’une passion dévastatrice. Le dispositif scénographique constitué d’une boîte de verre, panoramique, met en relation deux domaines physiques et mentaux disjoints. Il est bien plus que la reconstitution hallucinante de l’espace pictural propre au peintre, travaillant par le biais de miroirs déformant le paradoxal mouvement de l’immobilité et le débordement des formes. Il est une chambre d’écho visuel où les résonnances ne peuvent prendre fin, où la torture de la psyché ne peut trouver de répit. Si les deux personnages évoluent dans des zones étanches, elles n’en sont pas moins poreuses à l’inconscient qui les traverse et il me faut parler ici de ce moment inouï, à part, où Francis Bacon et Georg Dyer, magistraux Arthur Nauzyciel et Guillaume Costanza, se mettent à dialoguer comme deux cerveaux pourraient le faire, nous projetant dans un corps à corps de la pensée, charriant la matière dense et invisible de l’esprit, les silences crissant entre les mots avec la violence d’un déchirant métal. Le temps du remord est celui de la remémoration, comme une nouvelle mise en scène de soi. Comme une nouvelle mise en abyme de l’autre. La violence inaugurale jamais ne s’abolira. Le mort se révèlera hantise, image retournée contre le faiseur d’images, inversant la prédation du regard, troublant la taxinomie réglée de celui qui manie et classe les effigies comme l’alpha et l’oméga de la création. Au-delà du tombeau littéraire d’une rigueur et invention toutes poétiques, Pascal Kirsch offre aux deux amants terribles, à l’artiste et à son modèle, un dispositif syncrétique pareil à un masque mortuaire, dont il faut ici rappeler le nom latin : imago, image-empreinte faite de visions sidérantes, prélevant dans la chair de la passion amoureuse les reliefs et les souffrances du désir. Par là-même Grand Palais se révèle être une puissante réflexion sur la peinture.

 

Pour Raphaël.

 

© Géraldine Aresteanu

 

 

Grand Palais, de Julien Gaillard et Frédéric Vossier

Conception et mise en scène : Pascal Kirsch

Musique : Richard Comte

Avec : Simon Bellouard, Guillaume Costanza, Arthur Nauzyciel, et Richard Comte (guitare et voix)

Création lumières : Nicolas Ameil

Création et régie vidéo : Thomas Guiral

Ingénieur du son : Julien Podolak

Costumes : Virginie Gervaise

Construction : Théo Jouffroy

Conseil vocal : Pauline Leroy

Regard chorégraphique : Thierry Thieû Niang

Régisseur général : Clément Séclin

 

Durée : 1h25

Le 16 novembre 2023 à 20h30

EMC – Espace Marcel Carné

Place Marcel Carné

91240 Saint-Michel-sur-Orge

Tél : 01 69 04 98 33

https://www.emc91.org

 

Du 15 au 18 novembre 2023 à 21h

Théâtre National de Bretagne

1 rue Saint-Hélier

35000 Rennes

Tél : 02 99 31 12 31

https://www.t-n-b.fr

 

Du 23 au 24 novembre 2023 à 20h

Comédie de Béthune

138, rue du 11 novembre

62400 Béthune

Tél : 03 21 63 29 19

https://www.comediedebethune.org

 

 

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