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Gesächt et Tutuguri, deux performances de Flora Détraz, aux Lafayette Anticipations, Festival Echelle Humaine et Festival d’Automne

Sep 27, 2021 | Commentaires fermés sur Gesächt et Tutuguri, deux performances de Flora Détraz, aux Lafayette Anticipations, Festival Echelle Humaine et Festival d’Automne

 

Gesächt © Marc Domage

 

ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot

Faisant un pas de côté, je pourrais dire de Flora Détraz qu’elle m’a cueilli par ses performances à la manière d’un Robert Walser par son écriture. Gesächt et Tutuguri, deux formes ramassées par leur durée, sont à l’image des microgrammes de l’auteur suisse : non seulement elles ont en commun cette concision, mais elles donnent surtout à voir une écriture de la plume ou du corps fouillant le détail, traçant avec la précision et la netteté d’une miniature. Et puis, la singularité de Flora Détraz, qui lui est irréductible, à l’instar de Walser, dépasse de loin la simple invention de nouvelles formes, ou dans le cas présent l’extension du domaine de la danse et de la performance. Flora Détraz nous tient comme le chasseur sa proie, regard, chant et geste affûtés ; elle nous intime une forme d’attention telle une marionnettiste de l’esprit. Intuitu personae. Assister à son travail est de l’ordre de l’expérience sensorielle, sensible et intellectuelle. Elle nous capture dans l’instant et dans l’espace. Sa participation au Festival Echelle Humaine ne pouvait être plus évidente.

Gesächt (création de 2014) a pour point de départ la diffusion du lied Der Leiermann (Le joueur de vielle) de Franz Schubert par Dietrich Fischer-Dieskau. Dans le silence revenu, dans l’empreinte émotive creusée en chacun des spectateurs par cette musique simple et brûlante comme un crépuscule, dans l’écho inépuisable du chant enregistré par le baryton au timbre bouleversant, Flora Détraz pénètre et occupe l’espace comme la matérialisation d’un immatériel. En chimie, cette réaction serait nommée précipitation : ce qui était invisible est instantanément visible. Si la séquence travaille effectivement à la copie mimétique du corps du chanteur, ici étrangement muet, ce sont d’abord les noces d’une mémoire sensorielle comme rarement stimulée et d’un présent incroyablement existant que Gesächt célèbre. Une circulation, une communication entre ces deux temporalités, un épanchement de la conscience de l’un vers l’autre et en tous sens, une confusion extralucide entre ce que l’on voit et ce que l’on a entendu. Il y a de la magie dans le travail de Flora Détraz, mais une magie où chacun peut explorer sa propre part de chamanisme dans son appréhension du monde.

Dans cette contemplation, où notre rationalité et notre logique normatives s’abiment, une bouche ouverte est un trou noir métaphysique, vertigineux comme une gueule béante dans une peinture de Goya ou de Munch. C’est l’origine du monde de l’oralité, donnée à voir sans la parole ni le moindre son, c’est profondément troublant car détaché de sa fonction. Dans ce théâtre de poche qu’est le visage de Flora Détraz, chaque battement de paupière, regard, inclinaison, orientation, tension, concourt à sculpter une absence, autrement dit un creux : celui d’une voix disparue. On ressent, sans pouvoir bien se l’expliquer, comme un sacrilège, à ainsi affranchir ce corps-matière de l’esprit-voix censé l’animer.

Avec Tutuguri, Flora Détraz poursuit cette recherche entre corps et voix, matière et immatériel. Dans le brouhaha de l’installation du public et des conversations qui vont s’éteignant, se déploie imperceptiblement un bourdonnement. Qui va crescendo jusqu’à s’apparenter à un puissant chant diphonique. Flora Détraz est assise sur un tabouret au fond de la salle, et guette avec la curiosité joyeuse et nerveuse d’un oiseau l’arrivée des spectateurs. Rien ne trahit la source de ce son. Ce passage est emblématique de cette illusion créée par Tutuguri : d’une voix émise sans corps, d’une voix séparée d’un corps. Des talents de chanteuse et de ventriloque sont bien sûr requis pour atteindre à un tel mirage. Mais, quand bien même le truc sera assez rapidement éventé, il n’en demeure pas moins que la dissociation continue à opérer produisant pour le spectateur une série de paradoxes mettant à mal sa structure cognitive. Car Tutuguri met en jeu la limitation du corps, son inscription dans l’espace en regard du son dont la caractéristique physique est de se déployer dans le temps. Bref, en utilisant des mots savants, Tutuguri lorgne dans cet écart entre physique corpusculaire et physique ondulatoire. Et c’est dans l’écart entre les deux que se mettent en jeu diverses métamorphoses du corps et de la voix dans une parfaite autonomie de l’un vis-à-vis de l’autre. Cela donne lieu à une sorte de corps à corps entre ce que l’on perçoit habituellement comme irrémédiablement lié et inséparable, à savoir, l’intériorité, portée par la voix, et l’extériorité, incarnée par le corps. Avec cette déliaison, qui annule également la primauté de l’un sur l’autre, on assiste à une sorte de décentrement, ou plus justement dit de disparition du centre, qui n’est pas sans évoquer le corps sans organe théorisé par Deleuze.

Par cette quête insoluble et ludique entre son et matière, Flora Détraz nous dévoile une insoutenable légèreté de l’être. C’est vitalisant !

 

Tutuguri © Marc Domage

 

 

Gesächt, conception, interprétation de Flora Détraz

Musique, Der Leierman, Die Winterreise de Franz Schubert

Lumières, Arthur Gueydan

Durée : moins de 30 minutes

 

Tutuguri, conception, interprétation de Flora Détraz

Conception, interprétation : Flora Détraz

Lumières : Arthur Gueydan

Regard extérieur et préparation physique : Anaïs Dumaine

Durée : moins de 30 minutes

 

Du 20 au 22 septembre 2021 à 19 h 30 (Gesächt) et 21 h (Tutuguri)

 

Lafayette Anticipations

9, rue du Plâtre

75004 Paris

 

Réservation : +33 (0)1 42 74 95 59

https://www.lafayetteanticipations.com/fr

 

 

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