© Bohumil Kostohryz
ƒƒƒ article de Sylvie Boursier
Jacques Bonnafé, frontalier du seul en scène, voltigeur du verbe haut, arpenteur de la rime musculaire nous régale de sa dernière création mise en scène par Jacques Hoffmann sur un texte magnifique de Jean Portante.
Il y a loin des rivages de Troie qui vit Enée s’exiler, son père Anchise sur le dos, aux bassins miniers de l’est avec leurs fourneaux crachant du feu dans une fumée goudronneuse. Et pourtant l’histoire des migrations se répète. La famille de Jean Portante a quitté l’Italie pour poser ses valises au Luxembourg. Une poussière noire a recouvert les poumons du père, à force de pelleter le ventre de la mine. « Il ne s’est pas relevé de sa dernière bataille ».
L’auteur déplie un long poème en prose, le chant des processions, les colonnes d’invisibles ; ceux de 41 dans la débâcle vers le sud se confondent avec les italiens, ventres de la faim qui montent vers le nord et avec les réfugiés des zones de guerre d’Afrique aujourd’hui, c’est le même serpent qui mange ses enfants ou les noie sans que l’on ait l’autorisation de repêcher leurs corps. « Qui pense au partant qu’il a été quand il voit les partants d’aujourd’hui ? » MUR / MER une seule lettre change. « Par où commence-t-on à raconter sa défaite » ?
Jacques Bonnafé n’est pas un adepte du jeu intérieur naturaliste. Bien arrimé au sol, il passe allègrement du lyrique à l’épique, de l’épopée au murmure, il aime mastiquer les mots, les digérer, les projeter en volutes organiques avec des pleins et des déliés à chaque scansion, labourant le plateau. La poésie chez lui a quelque chose d’un festin pantagruélique, on pense à Jean Quentin Chatelain, autre acteur de la transe qui se fond dans la musicalité d’une écriture. Sur la scène nue, il trace des frontières à la craie avec sa casquette de commis voyageur et son pantalon à grosses mailles, il dessine les tours de refroidissement de la centrale nucléaire de Cattenom en Moselle, les cheminées d’usines de part et d’autre de la frontière, la ligne des tranchées ou l’on « tranche les corps », la topographie intime des drames sur plusieurs générations. « Le théâtre est un jeu de rupture, déclare le comédien, de perspectives, de rythme, le mot dit fait résonner le mot écrit comme un souvenir lointain de son origine perdue mais ô combien féerique ». Il est le petit Aylan, poisson mort recraché sur une plage au large de la Turquie, Ulysse et Anchise, l’aïeul sicilien…
Souhaitons à Frontalier la même longévité que L’oral et hardi son précédent solo d’anthologie, chapeau bas à l’équipe luxembourgeoise pour ce réquisitoire implacable et merci à vous M. Bonnafé. Allez-y, c’est exceptionnel !
© Bohumil Kostohryz
Frontalier, écrit par Jean Portante
Mis en scène par Frank Hoffmann
Lumière : Zeljko Sastak
Musique : René Noss
Costumes : Denise Schumann
Jeu : Jacques Bonnafé
Du 07 au 30 juillet 2022 à 12 h 15
Durée du spectacle : 1 h 15
Théâtre du Balcon
38 rue Guillaume Puy, Avignon
Réservation : (0)4 90 85 00 80
contact@theatredubalcon.org
Texte paru chez Hydre éditions, 2021
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