© D. Matvejevas
ƒƒƒ article de Denis Sanglard
La Lituanie, petit État balte de 2,7 millions d’habitants, coincé entre la Biélorussie et l’enclave russe ultra militarisée de Kaliningrad, annexé par l’URSS pendant la Seconde Guerre mondiale, puis occupé par l’Allemagne Nazie, repris par l’URSS en 1944 avant son indépendance en 1991, est un pays profondément traumatisé qui a vu sa population au cours de ses deux occupations massivement exécutée ou déportée en Sibérie et en Asie centrale, dans les années 1940 et 1950, son territoire colonisé par les Russes, sa culture, ses coutumes et sa langue réprimées. La Lituanie n’a jamais obtenu ni excuses ni réparations, la Russie révisant l’Histoire soutient que les États baltes (Lituanie, Estonie et Lettonie) ont rejoint volontairement l’Union Soviétique après avoir mené une révolution socialiste indépendante de son influence. Un traumatisme profond que réveille la guerre en Ukraine, avec cette peur latente d’être le prochain sur la liste si l’Ukraine tombait. Le président lituanien Gitanas Nauseda considère la Russie comme « la plus grande menace à long terme » pour son pays.
Aujourd’hui la scène lituanienne, si elle n’est plus d’opposition silencieuse comme elle le fut sous l’oppression soviétique, interroge cet héritage traumatique et ses conséquences sur une génération qui, si elle n’a pas vécu cette répression, en subit indirectement, inconsciemment les conséquences. Cette culture n’est plus d’opposition mais plus sûrement une culture de résilience où comprendre le présent ne peut se faire qu’à l’aune du passé exhumé. Le conflit russo/ukrainien, réactivant un passé encore récent, exacerbe cette interrogation, ouvrant, élargissant une plaie collective encore vive. Eglè Svedkauskaité, jeune metteuse en scène, dont les grands-parents furent déportés en Sibérie où naquit son père, raconte cette exhumation des souvenirs enfouis sous l’angle de la famille, analysant les conséquences sur les individus, les raisons de leur comportement. Et comme l’exprime dans cette création l’employée du musée au père se refusant à évoquer ses années de goulag, parler de sa famille, de cette blessure non cicatrisée, c’est parler aussi de son pays. L’importance du passé pour l’individu l’est aussi pour le collectif et ce récit retrouvé est le récit d’un peuple qui dépasse le simple particulier.
227 feuillets retrouvés fortuitement dans un bocal de verre enterré sous des pivoines, le récit clandestin des années de répressions et de goulag en Sibérie, bouleverse une famille qui en est l’héritière. Un père mutique comme le fut son père avant lui, en conflit avec son fils exilé. Une tante, celle qui écrivit et cachât ce récit, mais jamais ne parlât de ces années noires. Cette part occultée d’un passé obtusément enfoui, refoulé, mais qui ne cesse d’affleurer dans le comportement du père, ces quelques feuillets agissent comme une brutale catharsis. Pièce inspirée des mémoires de la physicienne Dalia Grinkevičiūtė (1927-1987), Prisonnière de l’île glacée de Trofimovsk, arrêtée en 1941 à 14 ans et envoyée avec son frère et sa mère sur l’île de Trofimovsk, au-delà du cercle arctique. C’est une mise en scène d’une grande maîtrise dans son épure, une mise en scène à l’os, ébarbée de toutes scories dramaturgiques, concentrée sur son seul sujet. Nul éclat, tout est feutré mais pourtant derrière ce calme sourd une tension indicible. Il n’y a jamais rien de démonstratif ou d’explicite. Une pièce « à demi-mot », où les non-dits et les silences importent davantage que les rares paroles, qui jamais n’évoquent réellement ce qui fut, évènements traumatiques d’un passé qui empoisse le présent de cette famille. Parfois les corps semblent soudainement hantés par les fantômes du passé et sans un mot, collectivement, expriment le plus simplement ce que put être la déshumanisation d’un peuple voué à la mort.
La caméra que ne cesse d’utiliser le fils, comme s’il fallait garder absolument trace du présent à défaut du passé occulté, ne filme que les faux-semblants, les esquives où même les souvenirs d’enfance évoqués n’ont jamais existé, sont réinventés. On tente bien parfois ici d’imaginer, dans un effort de compréhension, ce que vécurent les déportés, mais cela reste un jeu et rien de plus, comme si la vérité, sa réalité et sa violence était de fait irreprésentable au regard du récit retrouvé.
Scène bouleversante du père qui soudain enfin s’exprime, dit sa vérité, révèle sa blessure, s’excuse de son incapacité à s’exprimer, à aimer, mais par le truchement de la caméra et en l’absence de son fils, seul sur ce plateau comme s’il ne pouvait y avoir de véritable face à face, tant la honte vous submerge d’avoir été un enfant né en Sibérie, humilié et considéré à son retour dans son propre pays comme un ruskof. Scène clef qui ouvre vers une résilience possible.
L’employée du musée, en charge de la conservation des feuillets et qui les a traduits, ne cesse d’exhorter cette famille à se confronter à ce récit d’importance et dont quelques extraits, terribles par leur contenu, en off, ponctuent la pièce. Et c’est toute l’étendue glacée de la Sibérie qui s’engouffre sur le plateau (que souligne la remarquable composition musicale d’Agnè Mateluvičiūtė), l’horreur des stalags et des travaux forcés dans le froid absolu. Eglè Svedkauskaité laisse ce récit ressurgir par vague dans son âpre brutalité et prendre en charge la trame du passé pour, sur le plateau, ne se concentrer sur ses effets au présent, ce froid intense que semblent ressentir aujourd’hui les enfants, corps et âmes et dans leur relations aux autres. On sait combien les traumatismes traversent les générations jusqu’à frapper de son sceau leur inconscient. La démonstration ici est éclatante et démontre combien la parole est d’importance dans un processus de résilience et de réparation. Rassembler ce qui est épars comme le suggère la scénographie d’Ona Juciūtė, colonne vertébrale brisée (celle d’une famille et d’un pays) bientôt ressoudée. On songe, devant ces ossements, aussi à ces morts, victimes d’une barbarie communiste, que la jeunesse lituanienne d’aujourd’hui exhume des fosses communes gelées pour les ramener dans leur patrie et leur rendre une dignité. Ainsi peut on comprendre cette obstination de la tante à enterrer dans la cave la grand-mère, morte de faim, pour lui épargner un dernier outrage… terrifiant récit
Les acteurs, dirigés avec finesse, sont tous exemplaires et exécutent subtilement une partition délicate, sensible et sans débordement, jamais. Ils sont justes, terriblement justes, semblent chacun porter un poids, une culpabilité latente, et ne s’alléger qu’à la fin. On est bluffé de tant d’intensité jusque dans leur silence, leur intériorité que n’édulcore pas une présence qui s’impose naturellement et sans paradoxe par cette intériorité même.
Eglè Svedkauskaité ne porte aucun jugement, les faits suffisent, mais cette mise en scène réussie et ultra sensible, exploration d’une archéologie familiale et dissection de la psyché d’un pays résilient, est un témoignage aussi de la vitalité d’une jeunesse et d’un univers artistique qui semble prendre en main les rênes d’un avenir sur lequel plane une nouvelle menace, triste écho d’une histoire encore récente, pour témoigner de sa vitalité et affrontant ce passé défendre une certaine idée de la liberté et de la démocratie retrouvée. Eglè Svedkauskaité témoigne d’un théâtre résolument engagé. Prémisse d’un théâtre d’opposition devant la menace extérieure ?
© D. Matvejevas
Fossilia, inspiré des mémoires de Dalia Grinkevičiūtė
Mise en scène et dramaturgie de Eglè Svedkauskaité
Conseil dramaturgique : Anna Smolar
Scénographie : Ona Juciūtė
Costumes : Dovilè Gudaičauskaité
Composition musicale : Agnè Mateluvičiūtė
Lumières : Julius Kuršis
Avec : Darius Gumauskas, Povilas Jatkevičius, Vitalija Mokevičiūtė, Rasa Samuolyté, Ugnè Siaučiūaitė
Jusqu’au 4 octobre 2024 à 20H
Durée 1h50
Théâtre des Abbesses
31 rue des Abbesses
75018 Paris
Réservations : 01 42 74 22 77
www.theatredelaville-paris.com
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