© Nelly Rodriguez
ƒƒ article de Nicolas Thevenot
Cela s’appelle toiser. Ce surplomb qui rend inaccessible, ce regard qui instruit mieux qu’un juge, ils en usent, tous autant qu’ils sont, plantés en bord de scène, couverts (en partie) de vinyle blanc, tandis que nous prenons place dans les gradins. Eux sont effectivement éternels, forever, cela crée forcément des différences. Tabea Martin pose cette particularité ontologique : l’éternité, comme on glisserait un coussin péteur sous le siège d’un invité. Cet infini est irritant autant qu’une mélodie de boite à musique dont la boucle ne terminerait jamais. Les cinq interprètes remarquables n’auront donc de cesse de jouer, danser leur mort, passe-temps d’un temps qui ne passe pas. D’essayer d’y croire quand plus rien n’est crédible. L’esprit de compétition semble décupler dans ce monde où les concurrents ne sauraient être éliminés. Les avis de décès s’affichent sur des bâches blanches comme des mots d’ordre incongrus : ainsi « FRAPPÉ PAR LA FOUDRE », « TOMBER D’UNE FALAISE » ou encore « MORT DE FAIM ». Quand bien même ils apparaitraient en grand, les mots sont une plate écriture puisqu’ils sont ici sans conséquences. C’est peut-être cela alors l’éternité : une absence de sens.
Forever travaille les excès mais sans gravité, et produit une sorte de monde de Bisounours grandguignolesque. Les corps utilisent le vocabulaire de la pantomime, du dessin animé quand ils ne dansent pas sur un air baroque. La radicalité, par les giclées de sang, les cris, est dans le même temps désinvestie par les danseurs pour ne pas rendre grave ce qui ne doit pas l’être. C’est un spectacle de désarmement, en quelque sorte. En dépit de la suractivité qui structure la pièce, elle semble finalement gonflée d’un vide, à l’instar de la scénographie suspendant ses ballons blancs et disséminant d’autres baudruches au sol.
Tout en la détournant, Tabea Martin cite une certaine danse contemporaine, et plus particulièrement celle de Jan Fabre, avec ces deux bidons suspendus, étiquetés, l’un LARME, l’autre SANG. D’autres références au chorégraphe, plus vraiment en odeur de sainteté depuis sa condamnation, émaillent encore le spectacle. Cette sensation de déjà vu (à prononcer pourquoi pas avec un accent américain pour faire plus glamour) est finalement assez inconfortable : dans ce spectacle qui travaille de manière ludique à l’idée d’éternité et à ce qu’elle impliquerait, transparait le cadavre d’autres spectacles. C’est bien sûr le propre de l’art de recycler les formes qui précédent, mais ici c’est comme si ce recyclage acquérait lui-même une forme de vanité somme toute assez creuse. Ce qui est un comble pour une œuvre voulant tutoyer l’éternité. Tout est affaire de temps d’ailleurs. Hormis la scène, excellente, de l’enterrement final, Forever a tendance à enchainer les très nombreux événements qui le composent sans leur laisser leur temps propre, ce qui a tendance à paradoxalement dévitaliser le spectacle alors même qu’il carbure de l’énergie de ses interprètes. Et d’être dans une économie du gag (plutôt téléphoné) quand Forever pourrait être dans ce temps de l’instant, capable d’ouvrir l’infini dans la seconde : celui de la souveraine performance.
© Nelly Rodriguez
Forever, chorégraphie Tabea Martin
avec : Tamara Gvozdenovic, Benjamin Lindh Medin, Emeric Rabot, Daniel Staaf, Miguel do Vale
scénographie : Veronika Mutalova
costumes : Mirjam Egli
lumière : Simon Lichtenberger
dramaturgie : Irina Müller, Moos van den Broek
stagiaire en dramaturgie : Nadja Rothenburger
création sonore : Donath Weyeneth
œil extérieur : Sebastian Nübling
assistante à la chorégraphie : Laetitia Kohler
Du 15 au 16 janvier 2024 à 20h
Durée : 1h
Théâtre de la Cité internationale
17, boulevard Jourdan 75014 Paris
réservations : 01 85 53 53 85
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