© Herman Sorgeloss
ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot
Les hauts murs de la scène de la Bastille sont habillés d’un lamé argent. Fluide et brillant, il pare l’espace nu à la manière d’un corps de femme. Cela pourrait sembler kitsch au premier regard, et pourtant quelque chose nous retient et nous cherche. C’est étrange comme l’espace peut s’insinuer le véhicule d’un autre rapport au temps. Car la proposition de Claire Croizé, accompagnée des musiciens Matteo et Francesca Fargion, père et fille (avec quelque chose de shakespearien), et des danseurs Claire Godsmark, Gorka Gurrutxaga et Emmi Väisänen, est comme affranchie tant elle échappe aux modes et aux diktats de notre époque. Loin des canons de la danse contemporaine, elle crée sa propre capsule temporelle. On sent dans ce geste la même force et affirmation que chez ceux qui, peintres, poursuivirent le figuratif quand l’abstraction s’était depuis longtemps imposée.
Dans ce maquis de contrebande, dans cette zone alchimique qui croiserait le magicien d’Oz et Tarkovski, Claire Croizé a conçu une danse qui ose le geste lyrique, tout en le portant à bout de bras, comme pour le détourer. Une danse incarnée au sens d’une danse forte d’un imaginaire (et l’on pense aux mots de Jérôme Bel dans son opus Danses pour une actrice – Valérie Dréville, expliquant que ce qui l’intéresse c’est l’imaginaire que porte le danseur). Une danse qui bifurque là où l’on ne l’attend jamais, qui investit des fragments narratifs (Tobias et son père aveugle), qui introduit des éléments matériels tel un flacon d’élixir, une grande feuille de papier enveloppant le corps d’une danseuse comme l’emballage d’un bouquet de fleurs. Une danse qui nous ensorcèle.
Une danse expressive qui pourrait évoquer la délicatesse du maniérisme baroque. « How shall I hold your soul ? » chantent-ils, empruntant leurs mots épars à la première Elégie de Duino de Rainer Maria Rilke. Loin de tout hiératisme, avec une juste sensibilité apportant ce qu’il faut de trouble et de jeu pour que l’ensemble reste lâche, solos, duos, et trios rythment l’espace en miroir de la musique de Jean-Sébastien Bach jouée à quatre mains par père et fille Fargion. Le contrepoint de Bach est le contrecourant qui sourd contre la fuite du temps, sa fugue est l’élixir qui rend la jeunesse aux corps, et nous rend la vie. Assis devant leurs claviers, Francesca et Matteo Fargion effeuillent les pages du Clavier bien tempéré, ouvrent les failles d’où faire jaillir de nouvelles compositions, de nouvelles sonorités, de nouvelles résonnances. Si Bach est l’artiste de la mesure, et de la sensible intelligence qui se déplie et couvre et le monde et la vie, alors Fargion nous fait aussi entendre de la musique ses tensions, ses élans, ses pertes, ses émois. Fargion compose l’âme de la musique qu’il accompagne.
Il me faut enfin raconter cette expérience troublante où j’eus la sensation que le spectacle lisait en moi. Par la qualité de l’espace qui progressivement figurera un paysage géométrique, triangles et disque composant montagnes et lune, mais encore plus par la qualité des présences sculptées par la musique de Bach, elle-même réinventée par Fargion, et par l’acte de cette danse, immédiate et immémoriale, il m’apparût que Flowers (we are) atteignait au temps mythique. En dehors du temps, Flowers (we are) nous promenait. De tout temps, Flowers (we are) nous accompagnait. A peine cette pensée s’imposait-elle à moi que la danse d’un faune prit corps sur la scène. Plus tard, alors même que je me faisais réflexion qu’avec Bach tout est décidément possible, qu’il inspire tout le vivant imaginable, nos gais lurons se mirent à scander avec bonheur et reconnaissance Johan / Sebastian / Bach.
Flowers (we are) m’aura retourné, m’aura surpris, m’aura galvanisé. Flowers (we are) m’aura effleuré.
© Herman Sorgeloss
Flowers (we are), conception : Claire Croizé
Avec : Claire Godsmark, Gorka Gurrutxaga et Emmi Väisänen (danse), Matteo Fargion et Francesca Fargion (musique)
Composition musicale : Matteo Fargion
Musique : Jean-Sébastien Bach
Dramaturgie : Étienne Guilloteau
Costumes : Anne-Catherine Kunz
Lumière : Hans Meijer
Son : Johan Vandermaelen
Durée : 55 minutes
Du 19 au 22 avril à 20 h
Théâtre de la Bastille
76 rue de la Roquette
75011 Paris Métro Bastille
Tél : 01 43 57 42 14
https://www.theatre-bastille.com
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