© Jean Louis Fernandez
ƒƒƒ article de Sylvie Boursier
Any Rand, très peu connue en France et adulée aux Etats Unis par les membres du Tea Party, s’est imposée avec deux romans culte outre atlantique, La Grève et La Source vive qui exaltent l’individualisme comme valeur suprême, l’égoïsme comme mystique, la suprématie des élites supérieures sur « les zéros, les minables ». Beaucoup de républicains s’inspirent de sa pensée dont Ronald Reagan et Donald Trump. Jimmy Wales, le créateur de Wikipedia, la vénère ainsi que Elon Musk, le patron de Tesla, reçu en grande pompe en France récemment. La bête est morte mais le cadavre se porte bien et distille toujours son venin ; pour la combattre il faut la connaitre, Sylvain Cartigny et Mathieu Bauer nous présente les délires de la dame dans un cabaret musical déjanté ou Emma Liégois accomplit une véritable performance.
L’épicentre de la gorgone est une cage vitrée, en milieu de scène, où elle trône, cigarette au bec. Une seule fois, elle en sort, bras allongés, elle tourne sur elle-même, comme ivre de cet espace soudain puis chante avec une voie lyrique à couper le souffle. Pendant 1 heure elle va éructer ses théories mégalomaniaques, tour à tour enjôleuse, prédatrice, abattue, boudeuse, d’un cynisme absolu, accompagnée par les musiciens du théâtre de Montreuil. Elle alterne confidences et harangues. Son amoureux transi, joué par Clément Barthelet reprend en écho le credo de sa diva et la rejoint dans sa cellule. L’orchestre semble lui aussi grisé par son discours ajustant son tempo à la cadence de ses mots dans une reprise possédée de « I happen to like New York » de Judy Garland ; il prend parfois ses distances et invente collectivement un rythme qui lui est propre. La synchronisation voix, chant et orchestre est impeccable.
Dans cette cage, symbole de son enfermement et narcissisme, Emma Liégeois, formée comme danseuse et chanteuse lyrique, est hallucinante, chaque geste, chaque regard, chaque battement de cil, chaque murmure transpire la suffisance ; avec une liberté folle elle passe de la moue concentrée à l’ironie carnassière allant jusqu’à se lover sur la vitre, amoureuse de son reflet pour l’éternité. Sa voix parlée est magistrale, timbrée, mélodique et les passages chantés d’une beauté fatale, on en frissonne.
Mathieu Bauer dans sa direction d’acteurs a eu l’intelligence de nous faire sentir le magnétisme de la dame qui est réel, on se surprend à être emportés par sa jouissance sans entraves, sa volonté de puissance hors règlements, lois qui limitent notre pouvoir personnel. Extraits d’entretiens ou d’ouvrages d’Any Rand, discours publics, tout est vrai. Le malheur est que cette « Che Guevara du capitalisme » selon ses propres termes, a du style, écrit bien « Avec le cinéma, j’ai découvert l’Amérique, une utopie peuplée de Rolls Royce étincelantes sous le soleil de Californie, de vamps anorexiques et sophistiquées, de rivières d’autoroutes entrelacées… […] et de gratte-ciels qui transpercent les nuages pour s’en aller défier Dieu ».
Quand on déconstruit ses arguments l’effet de sidération s’estompe. Nous sommes invités à ne rien lâcher sur la pensée, à résister aux images ; ne pas abdiquer et démonter les discours racistes, ce spectacle nous y invite magnifiquement, théâtralement par la force de sa scénographie et de ses interprètes.
Grand show du capitalisme, ego trip d’une Lili Marlène aux jambes de rêve, putain du libéralisme patentée Emma Liégeois explose son reflet au point qu’on se demande si c’est bien à Ayn Rand que nous avons à faire ou à une image de synthèse. Mathieu Bauer pousse à l’extrême le spectacle d’un grand barnum capitaliste mondial, la terre devient une vaste machine à sous dans un Las Vegas rutilant adorateur du dieu dollar. L’horreur absolue ! un spectacle d’utilité publique original, impressionnant de bout en bout ! Au final les musiciens quittent la scène en ligne, la bête reste seule dans l’obscurité avec son mari, gorgée de sang et assoupie, le souffle coupé. Pour combien de temps encore ? débranchez là !
Festivaliers vous n’avez que jusqu’au 18 juillet, allez-y !
© Jean Louis Fernandez
Femme Capital d’après Stéphane Legrand, éditions Nova.
Musique : Sylvain Cartigny
Costumes : Nathalie Saulnier
Lumière : William Lambert
Son : Alexis Pawlak
Avec : Emma Liégeois, Clément Barthelet et L’Orchestre de spectacle du Nouveau théâtre de Montreuil : Blaise Cardon-Mienville, Joseph Cartigny, Orane Culeux, Lili Gomond, Tommy Haullard, Zacharie Hitter, Nils Kassap-Dhelin, Lilli Lacombe, Marc Lebeau, Steve Matingu Nsukami, Fania Morange, Lolita Morange, Jonas Thierry, Bob Voisembert, Nicolas Vouktchevitch
Du 7 juillet 2022 au 18 juillet, relâche le mercredi
Durée : 1h
La Manufacture Avignon La piscine
2483 avenue de l’amandier
84 000 Avignon
Accès navette manufacture de la porte Thiers à 13h 40
Réservation : 04 90 85 12 71.
billetterie@lamanufacture.org
Tournée :
Pontault Combault le 8 décembre
Du 16 au 25 Novembre, Maison des métallos, Paris
Any Rand, femme capital de Stéphane Legrand est publié aux éditions Nova.
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