© Jean-Pierre Estournet
ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot
Les mots de Nadège Prugnard strient de coquelicots rouge sang le chant de la nuit lusitanienne. Les mots festoient et s’apparient, s’accouplent dans l’ivresse du chaos, mal embouchés mais déchirants, appareillent pour ce « pays en forme de cercueil en bois », ce pays lointain et inatteignable qui est aussi ce temps révolu où nombreux, nombreuses, choisirent l’exode. Les mots ne prennent pas de gants mobalpa. Un doigt dans le cul voisine et fait bon ménage avec des couchers de soleil, des lèvres écarlates… Un vagin fleure bon en lieu et place d’un Jésus. En découvrant cette langue, cette poésie, qui ne s’encombrent pas de demi-mesures, ni de vieilles lunes, et nous embarquent en fanfare dans le vif de la vie, dans le vif du plateau, on est immédiatement cueilli par une inexplicable grâce. Fado dans les veines est capable de toucher l’insondable, d’oser l’inexprimable. Et est irréprochable dans l’affirmation de son geste.
De ce festin de mots et de morts, gonflé par une musique charnue et nerveuse entrechoquant fado, rock, punk, naît une œuvre totale tant l’intelligence ne saurait y faire cavalier seul : la résonance d’une mélodie nous rentre dans le cœur et ce qui nous était passé inaperçu au premier regard trouve la clarté de sa source ; une mer démontée par le souffle des cuivres secoue la liste des préjugés sédimentés dans nos lointains souvenirs; l’écume des chants puissants et leurs soudaines accalmies s’impriment à fleur de peau, nous laissent pantelant d’émotions inconnues. La poésie de Nadège Prugnard est un continent liquide, les flux s’entrecroisent tels des vases communicants : musique, voix chantées, voix parlées, haut-parleur… autant de niveaux de perception dans une matière profondément organique, comme un carottage effectué à travers les strates du passé et du présent portugais, à travers l’histoire de son peuple.
Nadège Prugnard est l’autrice de Fado dans les veines. Elle le met en scène entourée de trois chanteuses et d’autant de musiciens, qui sont aussi les commensaux de ce repas de la saudade. Femmes vêtues de noir, « fado, Fatima, football » (les trois F dit-elle), Fado dans les veines épèlent les initiales des stéréotypes, les insultes, les réductions, comme on dessale la morue. Ce que le mot pointe tel un doigt bien impoli (mais la politesse on s’en fout), ces clichés, comme autant d’arbres cachant la forêt d’un monde et d’un sens disparus, la déchirure d’une langue coupée par son exil. La grossièreté (mais la bienséance on s’en fout) comme pour détourer ces mots qui manquent à notre inventaire et dresser le portrait de l’inénarrable perte. Un portrait en ombres chinoises.
Fado dans les veines est un spectacle à double fonds, qui pourrait en receler encore bien d’autres. Cette longue table de banquet, ne serait-ce pas plutôt une jetée éperonnant le plateau et la mer, où les femmes se promènent le soir, se perdant dans l’immensité du fado de Nadège Prugnard ? Ces toiles suspendues en fond de scène, talochées comme un mur de plâtre, ne seraient-elle pas le vestige du bidonville de Champigny-sur-Marne ? Ou encore, ces toiles toujours, ne seraient-elle pas la véronique de l’exode portugais gardant secrètement la mémoire des fêtes communautaires ? Lorsqu’une femme se tiendra debout sur la table encombrée de crucifix et de bouteilles, c’est alors, métamorphosé par ce théâtre d’ombres, sur la toile cramoisie, embrasée par le feu d’une révolution échue et éternelle, un paysage mythique, hérissé de clochers et de croix à pertes de vue, non pas le cimetière des espérances, mais la lande archaïque d’où émerge ce corps arc-bouté comme la survivance inextinguible de nos rages et de nos espoirs.
A un autre moment, Nadège Prugnard sera assise au bord le plus éloigné de la table, prostrée, seule avec ce vague à l’âme propre aux fins de soirées trop arrosées. Et l’on pensera, bercé par l’écho inépuisable du fracas de ses mots, qu’elle possède cette paradoxale pudeur de ceux qui osent s’exprimer dans l’excès, qu’elle nous bouleverse comme le travesti au retour d’une longue nuit qui s’acharnerait à nous dire l’impossible, achoppant dans un geste répété à atteindre ce qui a été perdu, dans le grand écart des mots trop entendus et des mots perdus sans espoir.
© Jean-Pierre Estournet
Fado dans les veines, texte et mise en scène Nadège Prugnard
Avec Jérémy Bonnaud, Charlotte Bouillot, Eric Exbrayat, Radoslaw Klukowski, Nadège Prugnard, Carina Salavado, Laura Tejeda
Création musicale collective sous la direction de Radoslaw Klukowski et Laura Tejeda
Scénographie : Benjamin Lebreton
Construction décor : Balyam Ballabeni et Benjamin Lebreton
Création lumière et régie générale : Xavier Ferreira de Lima
Son : Stéphane Morisse
Accompagnement dramaturgique : Christian Giriat
Regard artistique : Jean-Luc Guitton
Costumes : Séverine Yvernault
Durée : 1 h 30
Du 13 au 18 décembre 2021 à 20 h 30
THÉÂTRE L’ÉCHANGEUR
59 avenue Général du Gaulle – 93170 Bagnolet
Tél : 01 43 62 71 20
Tournée :
Du 14 au 15 mars 2022
Théâtre municipal d’Aurillac
Du 18 au 19 mars 2022
Biennale des écritures du réel – Théâtre Joliette (Marseille)
Le 26 mars 2022
Théâtre Municipal de Villefranche-de-Rouergue
Le 29 mars 2022
Théâtre de la Maison du Peuple – Millau
Le 31 mars 2022
Salle de l’Ancien Évêché – Uzès
Le 18 mai 2022
Salle Georges Brassens – Lunel
Le 20 mai 2022
Théâtre municipal Christian Liger – Nîmes
Le 24 mai 2022
Théâtre Municipal de Roanne
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