© Isabelle Girard
ƒƒƒ article de Denis Sanglard
Le temps d’apprendre à vivre il est déjà trop tard dit la chanson, paroles d’Aragon. Pour Joséphine c’est déjà foutu avant que d’avoir commencé. Joyeux anniversaire maman ! Ils sont venus, ils sont tous là, pour fêter ça. Autour de la table, tous des ratés, des perdants pas même magnifiques, lucides quant au vide existentielle de leur existence pourrie. L’égocentrisme de maman, le cynisme de papa, la dépression de Johnny (le fils), la bêtise de Katya (la copine du fils), le gâtisme de May-Lott (la tante), et la colère de Joséphine (la fille, donc) sont au menu. Et Joséphine a décidé de tout faire péter, de dire ses quatre vérités, enfin. Familles je vous hais, rien de nouveau sous le soleil, même suédois… Catastrophe annoncée Joséphine enclenche un cataclysme familial. Reproches, chantage, insultes, horions, dans ce restaurant grec on ne casse pas que les assiettes… Libérée, délivrée, hurle Joséphine en claquant la porte du restaurant. Mais le destin est cruel, ou facétieux c’est selon. C’est sous les roues d’une voiture, au sortir de cette bataille épique, que se clôt le destin et les rêves, les exploits mortels, ainsi avortés, de Joséphine. Paf, écrabouillée, oui, accidentellement, par maman. Témoins de l’accident, deux comédiennes qui passaient par là, tiens donc, racontent…
Texte de Rasmus Lindberg, auteur suédois, c’est une farce tragique et macabre, à l’humour noir, caustique et vachard, où le gros trait assumé raconte avec un talent certain une humanité de guingois, qui fait ce qu’elle peut, qui fait au mieux, comme elle peut. Personnages toujours empêchés, loin d’être des héros, ce sont des figures, ébauches grotesque plus que caricatures, miroir à peine grossissant de ce que nous pouvons être, au pire, au mieux, où chacun se cherche en vain dans une vie étriquée, toute rikiki, lucide ou presque devant la médiocrité de son destin, l’absurdité d’une vie sans perspective aucune. Rasmus Lindberg met le doigt, appuie fortement, sur les points de tensions inévitables, ces frictions toujours inflammables, ces fractures béantes entre les êtres où soudain, pour rien, pour un trop-plein, tout s’emballe, craque, explose et vous péte à la gueule. Et c’est un formidable chamboule-tout, hop là boum, hautement jubilatoire.
François Rancillac, dont c’est le deuxième texte de Rasmus Lindberg mis en scène (après Le mardi ou Marty est mort, en 2014), monte ça avec une simplicité de moyen volontaire et une imagination débridée mais rigoureuse qui ne déborde pas du texte, se refusant à forcer le trait parce que Rasmus Lindberg fait tout le travail et qu’il suffit simplement de le suivre joyeusement et sans barguigner. C’est au plus près de celui-ci, dans l’esprit et la lettre, porté par celui-ci, jusque ses arcanes souterrains, qu’il nous plonge avec bonheur et tambour battant dans ce récit corrosif fait de flash-back, emboités comme poupées-gigognes, aux dialogues aiguisés comme des couteaux et qui vous saignent une famille à blanc.
Elles ne sont que deux sur le plateau, comme écrit par l’auteur, dirigées au plus près, comme toujours avec ce metteur en scène pointilleux sur la chose, assumant avec virtuosité et maîtrise ces six-là s’étripant entre l’entrée et le dessert. Il suffit d’un rien, une inflexion de voix, quelques gestes esquissés, un déplacement d’objet, pour que se dessine chacun des personnages comme autant de croquis pris sur le vif. Transformations à vue, ça va très vite, et sans accessoire donc. Sans oublier le régisseur son et lumière, bruiteur à l’occasion, sur le plateau également, accessoirement policier enregistrant la déposition de cette sale histoire de famille et de linges sales. Parce que François Rancillac assume la formidable théâtralité de tout ça, qu’il en joue avec maîtrise et brio, visiblement avec gourmandise. C’est du théâtre en train de se faire, sans triche et sans esbrouffe, avec trois fois rien ce qui est beaucoup. Et dans ce décor idoine de Raymond Sarti, complice depuis toujours de François Rancillac, un castelet comme une case de BD en noir et blanc, une scénographie toute plate qui n’empêche, au contraire, nullement la mise en relief de ces personnages hauts en couleur, nous sommes au Guignol tout autant que dans Les frustrés de feue Claire Bretécher. On rit franchement de cette tragédie domestique pour Atrides au petits-pieds, un rire grinçant mais s’étranglant bientôt devant ces personnages en déroute qui ne sont au fond, chacun à sa façon, que l’expression d’un mal-être plus général, de cette incapacité au vivre-ensemble, de nos ultra modernes solitudes urbaines. Parce que oui, qu’il s’en défende ou pas, derrière l’humour acide de Rasmus Lindberg, bien planquée, il y a de la compassion, voire de la tendresse même vache pour le genre humain. Et qui aime bien…
© Isabelle Girard
Exploits mortels, texte de Rasmus Lindberg
Traduit du suédois par Marianne Ségol-Samoy
Mise en scène de François Rancillac
Avec : Léna Bobobzka-Brunet, Christine Guênon, Florian d’Arbaud
Scénographie : Raymond Sarti
Conception son, régie générale et son : Florian d’Arbaud
Chanson composée par : Bernard Cavanna
Construction décor : Lycée professionnel Jules Verne -DTMS-machine constructeur ( Sartrouville)
Production : Cie Théâtre sur paroles
Coproduction : La maison des arts de Thonon-Evian, Théâtre de l’Union-CDN de Limoges
Soutien à la résidence : Théâtre Victor Hugo-Bagneux
Création vue le 4 février 2025 au Lycée Maurice Genevoix de Montrouge (92120)
Tournée :
18/02 /25 : Lycée Simone Weill, Dijon
19/02/25 : MJC Montchapet, Dijon
20/02/25 : Crédit Agricole, Dijon avec l’A.B.C Dijon
Du 08 au 10/04/25 : avec la MAL de Thonon-scène conventionnée.
Le 08 à 14h30 et 20h30 au Théâtre du Casino d’Evian
Le 09/04 à 20h salle du stage de Perrignier
Le 10/04 à 14h30 et 20h MJC de Douvaine
Du 14 au 18/04/25 en itinérance avec le Théâtre de l’Union CDN de Limoges (87)
Du 20 au 22/05/25 au Collège Marie Curie, avec le Théâtre du Garde-Chasse – Les Lilas (93)
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