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Entre chien et loup, d’après le film Dogville de Lars von Trier, un spectacle de Christiane Jatahy, à l’Odéon – Théâtre de l’Europe

Mar 11, 2022 | Commentaires fermés sur Entre chien et loup, d’après le film Dogville de Lars von Trier, un spectacle de Christiane Jatahy, à l’Odéon – Théâtre de l’Europe

 

© Magali Dougados

 

ƒƒ article de Nicolas Thevenot

Si Dogville de Lars von Trier était un film qui lorgnait vers le théâtre par la mise en œuvre de conventions l’éloignant du naturalisme habituellement associé à ce medium, et l’on se souvient en particulier de l’espace où évoluaient les acteurs, marqués et délimités par des lignes blanches tracées sur un sol noir, procédé de distanciation brechtienne s’il en est, alors Entre chien et loup est une œuvre théâtrale qui à l’inverse plonge dans les artefacts du cinéma. Entre chien et loup fabrique ses illusions au plateau qui se trouvent comme confortées dans le domaine du réel par le régime des images vidéo montées et projetées en direct sur un grand écran en fond de scène. L’illusion s’insinue également par les tentatives récurrentes de la mise en scène à flouter l’interstice entre représentation et réel. Ce travail d’entrelacement du théâtre et de la vidéo n’est évidemment pas une nouveauté. C’est en tout cas pour Christiane Jatahy un territoire de recherche qu’elle creuse de projet en projet usant de nouveaux dispositifs, de nouveaux rapports entre image filmée et théâtre, les mettant en miroir, les confrontant. Avec ce nouveau spectacle, une sorte de point de rupture semble atteint.

Dogville, dont s’inspire Entre chien et loup, racontait comment Grace (interprétée par Nicole Kidman), poursuivie par un groupe mafieux, trouvait refuge dans une petite communauté qui progressivement allait abuser d’elle, révélant le pire de l’humanité : maltraitance, ostracisme, asservissement, viol,… avant que dans un retournement final et fatal, ils ne soient tous exterminés pour leurs fautes. Entre chien et loup reprend cette trame, mais avec cette différence essentielle : ce qui se joue sur le plateau nous est présenté d’emblée par Tom (Matthieu Sampeur) comme une tentative (désespérée) à ne pas reproduire la même histoire, à éviter la catastrophe de Dogville. On pourrait dire que les acteurs-personnages de Christiane Jatahy ont la prescience de leur destin, ce qui leur était refusé chez Lars von Trier. Sans pour autant qu’ils aient plus de conscience pour cela. Ils demeurent des figures assez creuses, peintes à peu de frais.

Grace devient Graça, fuyant le Brésil et ses milices, dans une actualité en prise directe avec l’ascension de Jair Bolsonaro, le président brésilien d’extrême droite. La fable empreinte d’une forte misanthropie chez Lars von Trier se métamorphose avec Christiane Jatahy en geste politique pointant, comme ce fut le cas pour Le présent qui déborde, d’une part l’indifférence irresponsable, coupable, de l’occident au sort des migrants, ces fugitifs qui sont autant de grâces en péril, et d’autre part la montée des fascismes, des extrêmes droites dans nos sociétés. Notre refus de voir invisibilise le mal qui grandit en nous. Cet aveuglement contemporain, comme cette heure où l’on ne distingue plus le chien du loup.

Si Dogville, le film, fut une expérience éprouvante en tant que spectateur, c’est que son metteur en scène, avec un sadisme certain, prenait plaisir à maltraiter et faire subir les derniers outrages au personnage de Grace (et l’on pouvait supposer un plaisir tout aussi malsain du metteur en scène à faire subir un tel parcours à une star de cinéma). Le spectateur avait très vite choisi son parti et ne pouvait que masochistement souffrir avec son héroïne. Un tel procédé, fort heureusement n’est pas à l’œuvre dans Entre chien et loup. L’épreuve n’est pas le lot du spectateur, elle serait plutôt endurée par le spectacle même, dans sa dissociation schizophrénique entre fiction et réel, dans un écartèlement qui menace à chaque instant de faire exploser l’objet théâtral. C’est probablement cet endroit de tension esthétique qui fait l’intérêt d’Entre chien et loup. Avec notamment ces moments vidéo où des images fantômes sont subrepticement mélangées par le biais du montage direct avec des images filmées en live. Manipulation, trucage bien sûr, mais aussi mise en abyme d’un réel dont les images attesteraient non plus la véracité mais la possible disparition. Mais également : mémoire fantôme.

On peut regretter une surenchère dans les signes de l’ici et maintenant (notamment dans les adresses des acteurs au public) : à force de vouloir nier ostensiblement la représentation, elle revient au galop dans ce geste même de négation : elle est la représentation de ce qui refuse la représentation. Les temps impartis aux scènes sont probablement trop courts pour ne pas heurter le temps organique, le temps vécu, et ne pas voir ce qui motive leur enchaînement : transparaît alors un certain didactisme.

Reprenons. Le ver est dans la pomme : l’impossible dissolution du réel dans la fiction, et de la fiction dans le réel. « Quand le fascisme devient réel, il n’y a plus de personnage ». Point de rupture d’Entre chien et loup pris en tenaille entre ses personnages et le réel. Et pourtant, comme à contretemps, les dernières paroles de Graça réussissent à atteindre ce point de coïncidence où la parole du personnage, sans artifice, vient se confondre avec ce présent qui nous déborde. Le théâtre peut enfin parler avec son temps.

 

 

© Magali Dougados

 

 

Entre chien et loup, d’après Dogville de Lars von Trier

Adaptation / mise en scène / réalisation filmique Christiane Jatahy

Avec Véronique Alain, Julia Bernat, Élodie Bordas, Paulo Camacho, Azelyne Cartigny, Philippe Duclos, Vincent Fontannaz, Viviane Pavillon, Matthieu Sampeur et Valerio Scamuffa

Collaboration artistique / scénographie / lumière : Thomas Walgrave

Direction de la photographie : Paulo Camacho

Musique : Vitor Araujo

Costumes : Anna Van Brée

Système vidéo : Julio Parente, Charlélie Chauvel

Son : Jean Keraudren

Collaboration et assistanat : Henrique Mariano

Assistante à la mise en scène : Stella Rabello

 

Durée 1 h 40

Du 5 mars au 1er avril 2022 du mardi au samedi à 20 h, le dimanche à 15 h

 

 

Odéon – Théâtre de l’Europe

Ateliers Berthier

1, rue André Suares, Paris 17e

Tél : 01 44 85 40 40

https://www.theatre-odeon.eu

 

Tournée

Le 7 avril 2022

Delémont – Théâtre du Jura

Du 5 au 6 mai 2022

Vannes – Scènes du Golfe

Du 18 au 20 mai 2022

Milan – Piccolo Teatro di Milano – Teatro d’Europa

Du 3 au 4 juin 2022

Anvers – deSingel

Du 9 au 10 juin 2022

Prague – Théâtre National de Prague – Narodni-divadlo

Du 27 au 28 juin 2022

Athènes – Greek Festival

Du 13 au 21 octobre 2022

Rennes – TNB

Du 9 au 10 novembre 2022

Annecy – Bonlieu Scène nationale

Du 25 au 27 novembre 2022

Madrid – Centro Dramático Nacional

 

 

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