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Elenit, direction et conception Euripide Laskaridis, au 104 Paris – Théâtre de la Ville / Festival Séquence Danse Paris

Avr 18, 2023 | Commentaires fermés sur Elenit, direction et conception Euripide Laskaridis, au 104 Paris – Théâtre de la Ville / Festival Séquence Danse Paris

 


© Julian Mommert

 

ƒƒƒ article de Marguerite Papazoglou

L’elenit c’est le brandname d’un matériau de construction: des plaques ondulées dont le slogan de vente fut « construisez avec le progrès, construisez avec ELLENIT »… Produit phare de l’industrie grecque des années 60 à 80, le nom qui sonne comme « hellénique » en affiche la fierté. Quelle ironie si l’on sait que ce composite de fibres d’amiante et de ciment est aussi performant qu’hautement cancérigène! L’usine a fermé mais le mot est resté et les plaques ondulées aussi, partout. Le jeu avec le matériau-titre n’est pourtant pas le sujet principal de la pièce — ce sera plus présent dans la deuxième partie, où l’ondulé de l’elenit flirte avec son cousin, la plaque en taule des garages, motif universel et symbole du bidonville, ce lieu où tout se recycle… Mais dès le début, une éolienne, cette autre figure du progrès déjà controversée, trône sur le plateau et bât de l’aile… Energie renouvelable, elle ne cesse de tourner, tantôt pittoresque tantôt lugubre dans son bruit mat. L’elenit, c’est une esthétique et tout un symbole de la Grèce contemporaine, celui du quotidien le plus trivial. Euripide Laskaridis y penche un miroir déformant qui fait émerger des créatures entre le kitsch et le mythe, autant caricaturées qu’absolument mises à nu, comme les masques de la commedia del arte, avec la prégnance du rêve. Les dévoiler ici serait vous gâcher le plaisir, les expliciter impossible !

Juste une, allez! Rêvons: ça pétarade, que se passe-t-il? Dans le silence soudain, en contre-jour, ça fume: un profile au long nez crochu tire sur une pipe. C’est Euripide Laskaridis lui-même qui incarne ce premier personnage sorti de son imagination miraculeuse. Une vieille aristocrate à la mode Marie-Antoinette, dans un dégradé de rose crème, perruque, jupes capitonnées sur faux-cul, bosse d’élégance et faux seins pendants, caricature vivante, fume et s’étouffe en permanence, a toujours son mot à dire, à diriger, à commenter, à séduire. De bonne éducation, elle est choquée par ceux qu’elle voit comme des pauvres et des arriérés, d’autres fois elle est moqueuse, arrogante, voire cruelle. Notamment lorsqu’elle signe des contrats dont le crissement provoque des grimaces d’horreur. Elle explique, elle minaude, gémit, soupire, crache sa fumée à la figure, rit, menace, sourit, chante, ordonne, recrache, le tout dans un gromelot sublimement insolite mais aux intonations absolument claires: la voix passe par un logiciel d’autotune en réglage extrême de sorte que tout énoncé soit transformé en une mélodie aux harmoniques métalliques et aléatoires avec des nuances microtonales parfois ironiquement byzantines. Le discours est réduit à un pur affect sonore où l’intonation devient maîtresse, une partition musicale se mariant impeccablement au geste. C’est génial, drôle et on ne s’en lassera pas! En spectacle permanent et absolument séduisante, cette vieille reine de la vieille Europe, règne — à un moment littéralement au centre des feux d’une rampe circulaire d’ampoules, telles les étoiles du drapeau européen, elle chante les seuls mots réels de la pièce « quel est votre problème? » traduit en toutes les langues de l’Union — elle retombe toujours sur ses pattes, mêmes si celles-ci sont de plus en plus courtes, géante devenant naine, maîtrisant jusqu’à la mise en scène de sa mort, applaudie.

Elenit offre une espèce d’hallucination sans signification fixe, un cabaret d’une dramaturgie cinématographique accentuée par des éclairages très changeants et très appuyés. Des poursuites, des projecteurs mobiles manipulés par les danseurs, qui viennent tout contre le visage comme une caméra sur un tournage. Tout cela crée des cadrages et des enchainements insolites. Il y a quelque chose des films de David Lynch et des personnages de Freaks, « monstres de cirque » espiègles et inconditionnellement solidaires. Les personnages apparaissant et disparaissant font un monde qui peut tout accueillir, où tous cohabitent, construisent et décousent, dans un principe queer généralisé, des identités toujours fluctuantes et des émotions contradictoires qui se télescopent. Des vieux-jeunes, des boîtes de nuit arrestation nocturne de migrants, une ménagère à moustache qui geint en disant allô, éplorée par plaisir et séductrice par procuration du poulet rôti sorti du four-fontaine rouillé et offert à perpétuité — ménagère tragi-comique qui pourrait tout aussi bien être un Atrée rococo-burlesque (puisque c’est en mangeant de cette viande que le DJ est déchu en personnage de la saga-drama). Comme on le voit, le décalage et l’humour règnent et c’est délectable! Piquant et satyrique et si tendre à la fois! Si Elenit s’en prenait à quelque chose ce serait seulement à l’esprit de sérieux. Il suffit d’ajouter un masque, déplacer un objet, enlever une prothèse et le travestissement s’opère. Mais au-delà des identités c’est jusqu’à la frontière entre le réel et le fantasmé qui est flottante, c’est-à-dire cela même que le spectateur croit voir à chaque instant. Laskaridis et son équipe artistique hors pair travaillent à même la vision qui échappe et le sens fragmenté en scintillances. Ils leur donnent une consistance et une netteté incroyable : les costumes — quelles trouvailles! — la scénographie, les gestuelles, les voix… Le jeu est parfait. La danse discrètement omniprésente prend la primauté dans des scènes fascinantes de rêve dans le rêve où du trivial sort le sublime.

Pourtant rien ne statue — d’ailleurs le modèle réduit de la Victoire de Samothrace est en plastique et sur roulettes! — et ces trouvailles, Laskaridis les défait: décompose le costume, use les images, pour qu’au lieu de se réifier, elles puissent, dans ce processus de destruction, laisser apparaître d’autres réalités et d’autres significations! On jubile d’assister à ce processus d’une beauté insaisissable au lieu d’un simple défilé de bonnes idées et de bonnes scènes. Avec Elenit, nous rencontrons le monde d’un artiste accompli qui ne se regarde pas faire et qui fait du théâtre avec toute la puissance transgressive du corps et de l’imagination.

Dionysos, qu’on aura vu passer entre autres êtres dans cette fantasmagorie, ne peut être mieux honoré !

 

© Julian Mommert

 

 

Elenit d’Euripide Laskaridis

direction et conception : Euripides Laskaridis

avec : Euripides Laskaridis, Eirini Boudali, Chrysanthi Fytiza, Emmanouil Kotsaris, Athanasios Lekkas, Dimitrios Matsoukas, Efthymios Moschopoulos, Giorgos Poulios, Nikos Dragonas, Fotini Xhuma

costumes : Konstantinos Chaldaios
musique originale et son : Giorgos Poulios
scénographie : Loukas Bakas
lumières : Eliza Alexandropoulou
dramaturgie : Alexandros Mistriotis
collaboration au mouvement : Nikos Dragonas

assistante de direction : Geli Kalampaka
assistant compositeur : Jeph Vanger
assistante costumes et constructions : Ioanna Plessa, Filanthi Bougatsou, Olga Vlassi
collaboration artistique – constructions : Anna Papathanasiouassistante créateur de costumes : Aella Tsilikopoulou
assistants scénographie : Filanthi Bougatsou, Dinos Nikolaou

régie générale : Giorgos Antonopoulos
directeur technique : Konstantinos Margkas
techniciens lumières : Evangelos Mountrichas
régie lumière : Giorgos Melissaropoulos, Vaggelis Mountrichas
ingénieurs son : Iosif Vanger
direction de production : Rena Andreadaki
cheffe de projet et production des tournées : Simona Fremder
Du 12 au 15 avril 2023 à 21h

Durée 1h40 minutes

 

104 Paris
5 rue Curial

750019 Paris

Réservation au 01 53 35 50 00

www.104.fr

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