© Jan Versweyveld coll. Comédie-Française
ƒƒƒ article de Denis Sanglard
Une tragédie âcre, au goût ferreux de boue et de sang mêlés. Une vengeance nourrie de haine absolue, irrépressible. Une fureur monstrueuse, implacable et destructrice. Électre / Oreste mis en scène par Ivo von Hove c’est une tragédie brute et sèche. Une spirale de violence inouïe qui aspire aux enfers personnages, acteurs et spectateurs. Ivo von Hove interroge Euripide et plonge aux racines profondes du mal qui nous ronge. Avec lui, pour lui, Euripide est notre contemporain. Les sources de toutes radicalisations sont là, dans les blessures béantes, jamais guéries, d’enfants bannis, sans amour, et pour jamais perdus. Venger le père, tuer la mère. Le matricide premier acte terroriste, son origine, et l’engrenage irréductible qui entraîne la folie meurtrière, l’éradication d’une famille comme unique et radicale solution pour une liberté qu’ils n’atteindront jamais, un salut impossible. Électre, figée dans la haine, les pieds nus dans la boue, cette boue qui signe son exil et son humiliation, colle aux corps et empèse les âmes, attend Oreste. Oreste qui revient répondre aux injonctions d’Apollon de venger son père Agamemnon, tuer Égisthe l’amant de sa mère Clytemnestre. Cela ne suffit pas à Électre. Il faut tuer la mère aussi. Oreste s’y résout. Condamnés par le conseil de la ville à être lapidés, poussé par Pylade, ami fidèle d’Oreste, à tuer Hélène, sœur de Clytemnestre, pour faire pression sur son époux Ménélas et retrouver leur liberté, c’est un déchaînement de violence que ne peut, pour Ivo von Hove, apaiser l’intervention d’Apollon. Stupéfiante dernière image tournée vers un avenir terrible. C’est une mise en scène radicale, aussi radicale que cette tragédie. Ivo von Hove plonge les comédiens dans la boue, les larmes et le sang. Pour atteindre ce plateau boueux où est exilée Électre, une frêle passerelle suspendue. Mais à peine franchie c’est de plain-pied qu’ils tombent dans ce magma qui les engloutit, les contraints, soudain lourds, déstabilisés. Habits royaux, couleur bleu royal, souillés, comme une ultime humiliation, et qui n’ont plus rien à envier aux loques sale d’Électre. C’est dans cette boue, le matricide accompli, qu’Oreste s’enfouira, invisible et de même exposé à tous. Là aussi que le corps de Clytemnestre sera déposé, dépouille ensanglantée, maculée de terre. Où seront jetés les organes génitaux d’Égisthe. Rien ne nous est épargné. Les meurtres, tradition oblige, ont lieu hors champ, mais les corps portés à l’avant-scène, exposés pour l’exemple. Formidable scénographie à vrai dire qui résume cette tragédie où l’expression remuer la boue, pour ne pas dire la merde, prend ici tout son sens. Sang, larme et boue mêlés, projetés sur les murs, jetés sur les faces, font de cette mise en scène un paysage terriblement sauvage, organique et tellurique. Propre à la transe. Une transe qui saisit parfois le chœur, mené par le coryphée (Claude Mathieu), chorégraphié superbement dans sa sauvagerie par Wim Vandekeybus, rythmée jusqu’au vertige par les cymbales et percussions du trio Xenakis. Là, sans ridicule aucun, nous atteignons la tragédie archaïque comme un rituel sacré et Ivo von Hove fait se rejoindre la Grèce antique au monde contemporain, noue le mythe aux questions contemporaines. Ivo von Hove qui ne lâche rien, jamais, la pression allant crescendo, tenue par la rage et l’horreur, l’innommable qui cristallise l’ensemble, prenant sa source dans ce texte acide et brûlant. Mise en scène réaliste dans sa brutalité comme l’est cette tragédie, dépouillée de tout artifice, les nerfs mis à vif, toute entière tournée vers ses personnages écorchés, leur dessein, leur crise, leur révolte. Suliane Brahim est stupéfiante qui ne recule devant rien. Cheveux rasé, vêtement informe, c’est une Électre vengeresse, transfigurée et tenue droite par la haine. À personnage intransigeant, composition exigeante, dévorante. Toute en fêlure, en fragilité, caparaçonnée de boue, aliénée et résolue, ferme à cette vengeance attendue qui la ronge, la broie et la radicalise jusqu’à la perte. Christophe Montenez, Oreste, est au diapason. De même Pylade, Loïc Corbery. Ces trois-là, frère et sœur, ami, minés par la folie et la barbarie, sont immergés totalement dans leur rôle. Rien de dire qu’ils empoignent la scène. Incandescents, habités, ils irradient le plateau de leur présence, de leur intelligence et leur composition radicale sans concession. Au-delà de l’horreur, de la barbarie, c’est une humanité en souffrance, explosive, qu’ils révèlent. La nôtre. Il faudrait les nommer tous, absolument. Tant Ivo von Hove amène la troupe du Français à se dépasser, à faire corps sans réserve autour de ce projet, comme il le fit avec Les damnés, les portant au plus haut d’eux-mêmes. C’est quelque peu sidéré que nous sortons de cette mise en scène sans complaisance avec cette impression prégnante, oppressive, d’avoir approché au plus près des sources de notre tragédie contemporaine, cette bascule brutale dans la barbarie. Jusque dans l’irreprésentable qui acte aujourd’hui et pour demain notre monde. Méfions-nous des enfants sacrifiés au politique et à la haine des adultes.
© Jan Versweyveld coll. Comédie-Française
Électre / Oreste d’Euripide
Traduction Marie Delcourt-Curvers
Version scénique Bart Van den Eynde et Ivo von Hove
Mise en scène Ivo von Hove
Scénographie et lumières Jan Versweyvel
Costumes An D’Huys
Musique originale et concept sonore Éric Sleichim
Travail chorégraphique Wim Vandekeybus
Dramaturgie Bart Van den Eynde
Assistanat à la mise en scène Laurent Delvert
Assistanat à la chorégraphie Roel Van Berckelaer
Assistanat aux costumes Sylvie Lombart
Assistanat aux costumes François Thouret
Assistanat au son Pierre Routin
Assistanat au travail chorégraphique Laura Aris
Avec Claude Mathieu, Cécile Brune, Sylvia Bergé, Éric Génovèse, Bruno Raffaeli, Denis Podalydès, Elsa Lepoivre, Julie Sicard, Loïc Corbery, Suliane Brahim, Benjamin Lavernhe, Didier sandre, Christophe Montenez, Rebecca Marder, Gaël Kamilindi
Et les comédiens de l’Académie de la Comédie Française, Peio Berterretche, Pauline Chabrol, Olivier Lugo, Noémie Pasteger, Léa Schweitzer
Et Trio Xenakis Adelaïde Ferrière, Emmanuel Jacquet, Rodolphe Théry
Percussions (en alternance) Othman Louati, Romain Maisonnasse, Benoît Maurin
Du 27 avril au 3 juillet 2019 en alternance
Matinée à 14h, soirée à 20h30
Comédie-Française
Place Colette
75001 Paris
Réservations 01 44 58 15 15
Et Électre / Oreste au Cinéma Pathé-Live
Spectacle diffusé en direct au cinéma le jeudi 23 mai 2019 à 20h15
Reprises au cinéma le 16 juin 2019 à 17h, les 17 et 18 juin 2019 à 20h
Tournée internationale
Festival d’Athènes et Épidaure
Théâtre antique d’Épidaure (Grèce)
26 et 27 juillet 2019
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