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« Egg », textes, chants et mise en scène de Hideki Noda, Théâtre National de Chaillot

Mar 06, 2015 | Commentaires fermés sur « Egg », textes, chants et mise en scène de Hideki Noda, Théâtre National de Chaillot

ƒƒƒ article de Denis Sanglard

egg © DR

Vaste fresque épique, farce qui tourne à la tragédie, Egg de Hideki Noda interroge le japon contemporain jusque dans ses zones les plus obscures. Une traversée de l’histoire nippone, un point de vue critique, satirique et sans ménagement qui se joue habilement de la temporalité, se souciant comme d’une guigne des règles dramaturgiques classiques. L’interprétation erronée d’un manuscrit trouvé dans les combles d’un théâtre, l’apparition d’un personnage sorti de ces quelques pages froissées, un point de départ pirandellien en diable en somme, et Hideki Noda nous embarque fissa dans une épopée insensée où le sport et la musique pop masquent le mensonge et la manipulation.

Autour d’un sport imaginaire, le Egg, qui consiste à retirer en équipe le blanc du jaune sans casser l’œuf – enfin c’est ce que je crois avoir compris – et la préparation des Jeux Olympiques de 2020, Hideki Noda brode une histoire de rivalité sportive et amoureuse. Seulement voilà, rien n’est jamais vraiment simple avec ce dramaturge retors. Il y a toujours ce manuscrit trouvé sur lequel on ne cesse de revenir et de réinterpréter. Mauvaise lecture réitérée, un détail incompris, entraîne de fait une autre interprétation de l’histoire, une autre temporalité, une autre absurdité joyeuse. A chaque fois plus sombre, à chaque fois plus politique. On sort ainsi très rapidement du vestiaire et de la bluette pour être immergé dans l’histoire du Japon et ses heures tragiques et noires. Hideki Noda procède ainsi par glissements progressifs et insidieusement nous entrons dans un cauchemar qui aboutit en Mandchourie, alors colonie japonaise, en 1940, en pleine guerre. Les héros d’hier sont sacrifiés. Tout ne devient qu’une terrifiante mascarade, une manipulation machiavélique, politique. La guerre aussi est une question de communication. Terrible constat. C’est bien cela que dénonce Hideka Noda, la manipulation des foules, la fabrique calculée du fanatisme qui finit par fracasser les individus et falsifier sciemment l’Histoire. Le sport, la musique populaire, la guerre, c’est du pareil au même, participent du même processus d’aveuglement et de cynisme.

C’est une mise en scène alerte, formidable de rapidité et d’inventivité. Hideki Noda ne s’embarrasse pas du superflu, c’est fluide et dépouillé. Ils sont plus de trente sur le plateau et les mouvements d’ensemble sont réglés au cordeau avec une énergie incroyable. Un véritable ballet qui dessine une scénographie mouvante, vive. Mais ce mouvement-là, cette impétuosité même, peu à peu cède le pas. Bientôt il se fait gourd, comme empêché, avant de se figer définitivement. Terrible dernière image que de voir le véloce Abe, le héros de cette épopée, cloué sur un fauteuil.

Hideki Noda joue ainsi habilement avec le rythme où les soubresauts d’une histoire d’amour, d’une compétition sportive, épousent les soubresauts de l’Histoire. La tragédie finit par imprégner l’ensemble sans jamais cependant se départir d’un humour féroce ou de détails absurdes, incongrus. Comme une distance critique nécessaire pour ne jamais alourdir l’ensemble et susciter le débat, la réflexion. Les surprises sont nombreuses. Hideki Noda est un dramaturge et un metteur en scène facétieux et virtuose. Sa mise en scène est faite de retournements, de coups de théâtre imprévisibles, de bouleversements dramatiques singuliers. Une volonté de toujours renverser les perspectives, de se jouer de la vérité et du mensonge, du général et du particulier. On pense à Pirandello, à Brecht, à Vitez aussi. Les spectateurs sont ainsi menés par le bout du nez, manipulés aux aussi. Bouleversés par ce maelström qui les emporte on ne sait trop où. Nous sommes au théâtre, Hideki Noda le souligne malicieusement, alors tout semble permis. Il y a comme une mise en abyme avec nos certitudes fragiles sur l’histoire contemporaine. Les acteurs sont proprement virtuoses qui de la farce, du burlesque, propre au kabuki, passent progressivement au drame avec une aisance confondante. Ils semblent ôter leur masque pour atteindre une vérité troublante et tardive dans ce jeu de dupe auquel ils participent, prisonniers de leurs rôles, lesquels leur échappent bientôt. La charge est féroce, le constat implacable. Mais cette création est tout simplement jubilatoire.

Egg
Mise en scène, textes et chants Hideki Noda
Musique Ringo Sheena
Décor Yukio Horio
Lumières Ikuo Ogawa
Costumes Kodue Hibino
Effets sonores Yukio Takatsu
Chorégraphie Ikuyo Kuroda
Coiffures et maquillages Isao Tsuge
Projection Shutaro Oku
Avec, Satoshi Tsumabuki, Eri Fukatsu, Toru Nakamura, Natsuko Akiyama, Koji Ohkura, Takashi Fujii, Hideki Noda, Isao Hashizume
Et la troupe.
Spectacle en japonais surtitré.

Du 3 au7 mars à 20h30, dimanche 8 à 15h30

Théâtre National de Chaillot
1, place du Trocadéro – 75116 Paris
Réservations : 01 53 65 30 00
www.theatre-chaillot.fr

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