© Mélanie Groley
ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot
L’essieu de la course infinie de ces Duchesses est celui-là même d’une princesse au petit pois, en plus raide. Un empilement de praticables (six, que je comptai séance tenante). Sur ce mille-feuilles, où c’est la scène même qui se serait rassemblée, entassée, pour mieux les exhiber, ils sont pareils à un triomphe en char. Il faut les voir sur leur monture, secoués, agités, d’une dignité qui n’a d’égale que leur résistance musculaire et articulaire. Car Duchesses, c’est cela en premier lieu, une performance physique et artistique s’écoulant sur trente-cinq minutes, construite dans le plus simple appareil de ses performeurs, harnachés eux-mêmes du plus simple appareillage qui soit : un cerceau de hula hoop. Ce cerceau que l’on fait tourner autour de son bassin par un chaloupement nerveux des hanches.
Si la lumière froide et laiteuse d’un clair de lune leur donne immédiatement des airs de statues marmoréennes posées sur leur piédestal dans un jardin, cette première image, figée, convenue, sera bien vite balayée par la cohorte de figures, expériences, représentations, dimensions, qui se bousculent dans une production ininterrompue, stimulée par la performance aux portillons de notre imaginaire. Duchesses nous met en orbite tout autant que les hyperboles physiques, mathématiques, littéraires. L’asymptote vers laquelle cette pièce tend à travers le réel de ces trente-cinq minutes est un sommet de soumission, qui requiert paradoxalement un acte d’égale résistance pour ne pas s’effondrer sur lui-même. Il y a de la prison et du prisonnier dans ces deux figures tressautantes, cerclées, comme des esclaves. Ceux de Michel-Ange viennent à l’esprit, dans leur pause serpentine, et de la même façon que le génial sculpteur fit sortir des figures de la pierre informe, Marie-Caroline Hominal et François Chaignaud font sortir de leur chair l’indescriptible et ineffable destin, miroitant dans le crépitement des corps.
Prenant encore une autre perspective, ces deux corps énergiques sont pareils à des noyaux atomiques d’une densité rare, autour desquels gravite, en une folle révolution formant couronne, cerceau elliptique, un cortège d’électrons. Il y a d’ailleurs du magnétisme, des forces d’attraction et de répulsion entre les deux podiums, lorsque leurs planètes s’alignent ou au contraire s’éloignent. Duchesses ressort du sidéral autant que du moléculaire. Entre les deux, ils se tiennent, tournant fermement leur cercle infernal, mettant en branle et abîmant leurs forces vitales dans une dépense qui ne compte pas. Dans cette éternelle bataille (et sous le regard de George Bataille), la chair est travaillée par le supplice, la sueur patine les muscles endoloris, les visages se creusent, donnant cet avant-goût de quand nous ne serons plus. Et lorsque les bras s’élèvent au ciel tandis que le bassin se tord, écartelant ce torse offert aux flèches de nos regards, c’est bien un double portait, en pied, de Saint-Sébastien torturé et extatique qui apparaît sous nos yeux. Toutefois la question de la douleur et du plaisir de ces Duchesses restera insoluble, se fondra dans l’intrication de ses parties, comme un regard révulsé signe à la fois l’insoutenabilité d’une jouissance extrême comme celle d’une absolue souffrance. Car Duchesses a un fondement résolument sexuel, comme le porte à croire, pour qui sait aussi écouter, cette musique lancinante et en rythme de grincements de sommiers, de souffles incontrôlés, de gémissements étouffés. Les corps dans leur mécanique inextinguible, mouvement de bielle, rejoignent l’organicité pure et insatiable de l’acte sexuel, dans la répétition, ils deviennent presque plastiques, effigies fantasmatiques, non pas percées d’aiguilles mais rouées de ces cercles infinis. Sade et ses machines attendent au tournant, mais c’est finalement à la littérature de Pierre Guyotat que l’on se réfèrera : Duchesses produit les derniers outrages au corps glorieux, mais c’est bien à une sorte d’Eden Eden Eden que nous assistons bouche bée, les figures fantasmatiques y sont capables de la même plasticité dans la volupté comme dans la douleur, et, inépuisables, toujours à la tâche, jamais ne succomberont à la mort du corps comme à celle des désirs.
Duchesses, conception et performance : Marie-Caroline Hominal et François Chaignaud
Régie générale : Anthony Merlaud
Durée : 35 minutes
Le 15 mars 2024 à 21h30, et le 16 mars 2024 à 19h et 22h
Ménagerie de verre
12/14 rue Léchevin
75011 Paris
Tel : 01 43 38 33 44
https://www.menagerie-de-verre.org
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