© Juliette Parisot
ƒƒ article de Emmanuelle Saulnier-Cassia
Visiblement fascinée par les personnages de prédateurs dans le théâtre de Molière (Les Femmes savantes, Tartuffe), Macha Makeïeff s’est attaquée au plus archétypique de tous : Dom Juan.
A la solution de facilité de transposition dans le monde contemporain des thématiques touchant aux violences faites aux femmes, elle a choisi plutôt de déplacer son Dom Juan seulement un siècle après le sien, c’est-à-dire dans le XVIIIe de Sade. On pourrait se laisser bercer par sa petite musique, par le confort du visuel scénographique (un décor feutré et chatoyant que Macha Makeïeff signe également, ainsi que des costumes somptueux), par le jeu irréprochable des comédiens, les superbes lumières de Jean Bellorini, autant d’éléments bien huilés qui pourraient presque conduire à l’ennui ceux qui en ont vu des Dom Juan se succéder sur les plateaux, décennies après décennies.
Pourtant la proposition de Macha Makeïeff mérite qu’on s’y arrête de plus près car elle est plus subtile. Elle entend présenter le personnage le plus célèbre de Molière comme un homme, qui au-delà des apparences, a perdu de sa superbe. Sans pour autant le faire renoncer à sa consommation effrénée de tout ce qui porte jupon, Dom Juan présente un visage et une gestuelle, qui en dépit de l’espace feutré dans lequel il évolue, est dominé par la contrariété. C’est un homme las et usé, c’est un Dom Juan « empêché » qu’a découvert la metteuse en scène en se replongeant dans le texte, et qu’elle a présenté devant le public de l’Odéon, après l’avoir créé au TNP de Villeurbanne.
Le sadisme anachronique de Dom Juan révèle ses paradoxes. Un homme sacrifiant tout sur son passage pour satisfaire sa propre jouissance, mais finissant par se détruire lui-même face aux résistances qui se mettent malgré tout en place et surtout à l’impasse dans laquelle il avance inexorablement. L’unité de lieu de sa chambre illustre bien cette symbolique.
L’autre choix délibéré de la metteuse en scène est de s’éloigner de la dimension surnaturelle ou mystique (« le courroux du ciel ») de la condamnation par la statue du Commandeur, non seulement en la détournant (puisque le rôle est joué par une femme), mais surtout en lui donnant, en quelque sorte, un ressort plus psychanalytique en insistant sur le rejet materno-paternel à proprement parler (« la honte de t’avoir fait naître »), condamnation plongeant immanquablement dans l’abîme le héros, dont le rôle a été confié à Xavier Gallais (après Tartuffe notamment).
Mais ce qu’il y a de plus intéressant dans ce Dom Juan c’est le regard porté sur les femmes. Macha Makeïeff les fait se redresser et souligne tous les paradoxes et contradictions dans lesquels une femme peut être soumise par la perversité et l’emprise d’un homme. Les tourments d’Elvire (Irina Solano) sont ceux de millions d’autres. En utilisant finement ce personnage de Molière, Macha Makeïeff fait d’Elvire une femme universelle, en s’éloignant de l’imagerie de la simple femme bafouée, rejetant son statut de victime. Elle déculpabilise aux yeux de la société, celle qui certes n’en finit pas de déconstruire et reconstruire l’image de cet homme qu’elle a éperdument aimé, mais a courageusement emprunté le long chemin pour la conduire à l’acceptation de ce qu’il est réellement, un séducteur usant de mécanismes de manipulation, voire de perversité narcissique (culpabilisation, silence, victimisation…). Difficile de ne pas penser au parcours personnel de la metteuse en scène et à celui de milliers d’artistes femmes qui se lèvent, dénoncent et rejettent désormais en conscience toutes les formes de paternalismes et violences, servant ainsi de modèles à toutes les autres.
© Juliette Parisot
Dom Juan, de Molière
Mise en scène, décor, costumes : Macha Makeïeff
Lumière : Jean Bellorini, assisté d’Olivier Tisseyre
Son : Sébastien Trouvé, assisté de Jérémie Tison
Maquillages, perruques : Cécile Kretschmar
Mouvement : Guillaume Siard
Toile peinte : Félix Deschamps Mak
Assistante à la mise en scène : Lucile Lacaze
Assistante à la scénographie : Nina Coulais
Assistante aux costumes : Laura Garnier
Assistante aux accessoires : Marine Martin
Avec : Xavier Gallais (Dom Juan) ; Vincent Winterhalter (Sganarelle) ; Irina Solano (Elvire, le spectre) ; Pascal Ternisien (Dom Luis, Monsieur Dimanche) ; Jeanne-Marie Lévy (une libertine, musicienne) Xaverine Lefebvre (Charlotte, une libertine, le commandeur) ; Khadija Kouyaté (Mathurine, une libertine) ; Joaquim Fossi (Dom Alfonse, Pierrot) ; Anthony Moudir (Dom Carlos, Gusman)
Durée : 2h30 (sans entracte)
Jusqu’au 19 mai 2024, à 20h, les dimanches à 15h
Odéon Théâtre de l’Europe
Place de l’Odéon
75006 Paris
Stage de jeu pour personnes entendantes et sourdes / malentendantes
Samedi 4 et dimanche 5 mai – Odéon Théâtre de l’Europe
Donjuanisme et séduction à l’ère post-‘Me Too’
Séminaire contrepoints en écho au spectacle
Mercredi 15 mai à 18h – Odéon Théâtre de l’Europe
Rencontre avec Macha Makeïeff et l’équipe artistique
Dimanche 28 avril à l’issue de la représentation –Odéon Théâtre de l’Europe
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