© Charlène Yves
ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot
Ce que nous fait une œuvre, ce que nous lui faisons. Ce qu’elle a en propre, ce que nous nous approprions. Ce qu’elle met en partage. Les Variations Goldberg de Jean-Sébastien Bach ont ceci de particulier qu’elles sont à la fois connues d’un très grand nombre, et pour autant leur réception par chacun est irréductiblement singulière. C’est une œuvre de passages. Où chacun, qu’il soit à son clavier jouant, sous sa douche chantonnant, dans le métro des écouteurs aux oreilles divaguant, livre ses passages : une ouverture vers soi, un dévoilement de soi, à la seule lumière de l’œuvre rayonnante, comme si l’aveuglement qu’elle procure permettait de se montrer enfin tel qu’en soi. Avec Dolgberg, dont le titre annonce d’emblée une vraie liberté, Yaïr Barelli se fait diablement culotté et prouve qu’il a du chien. Il nous surprend et nous fait de l’œil, pareil à un diable en boîte, à ressort, multipliant les entrées. Qu’il s’agisse d’accorder sa voix par des gammes assez éprouvantes, ou qu’il s’agisse de désaccorder la mécanique de la forme spectaculaire, Yaïr Barelli ose et pousse le bouchon très loin de sorte que l’effet produit ne se résume jamais à son seul effet comique. C’est dans cette belle et généreuse affirmation qu’il est lui-même, affichant sa démesure, comme l’ombre projetée d’un corps et de sa valeur imaginaire bien au-delà de leurs limites. Dans cette lecture de soi et de l’œuvre d’un autre, sa force, sa puissance de révélation et d’écriture imposent. Il est un cabinet de curiosités que l’on visiterait sans jamais se lasser, nous prenant à témoin de ses bizarreries hautement précieuses.
De façon dramaturgique, à l’instar de l’œuvre de Bach qui l’inspire, Dolgberg se nourrit de la variation, qui n’est autre qu’une métamorphose, une mue permanente. Le motif en est lui-même. Dans ce cabaret qui ne dit pas son nom, planté d’un piano droit, paravent et vestiaire à la fois avant d’être instrument, Yaïr Barelli se fait transformiste queer, échappant aux genres, mêlant les danses, Nijinski et le western, roulant les mécaniques de ses beaux muscles, déployant la grâce de ses belles ondulations, s’affublant d’une perruque, se faisant pianiste, pompier valsant, homme de cirque, rockstar… Dolgberg déploie son monde d’avatars, est un spectacle caméléon se fondant d’une forme à l’autre, innervées par la musique de Bach. Ces nouveaux atours, ces saillies burlesques, ce bourgeonnement sans fin, sont les ornements d’un être là et toujours fuyant, à la fois virtuoses, brillants et tout autant sensibles, comme ces improvisations musicales laissées à la disposition de l’interprète dans la musique baroque.
Les pas de danse, esquissés d’une variation à l’autre, font preuve de détachement : façon à la fois de détourer, détacher, un membre, un muscle et de le laisser mener sa danse, mais aussi de se regarder soi-même faire et d’en sourire. Il est son spectateur et c’est aussi ce face à face que nous observons. S’il est danseur, il est autant comédien dell’Arte : ses mouvements, ses gestes sont emprunts de la grammaire fortement expressive de ce théâtre-là. Et cette expressivité est aussi celle qui transparaît dans chacune des variations de Bach , faisant ses gammes de sentiments et d’intentions variés : ainsi cette danse furtive à pas de voleur, ou cette autre à tomber à la renverse comme un arpège qui s’écroule. Ces couleurs, profondément humaines, contrastées de la joie à la tristesse, sortes de caractères, que déploie la palette des Variations Goldberg, Yaïr Barelli les met en jeu dans une danse des affects et les tient à distance, comme en laisse, avec ironie : « c’est un théâtre et ça rend visible la danse » nous aura-t-il dit un peu plus tôt. Comblée d’une énergie brute, emportée par ce corps musculeux et facétieux, parée d’une moustache de gymnaste des Années Folles ou à la Freddy Mercury (c’est selon), soulignée d’un regard qui se maquille de l’ahurissement pour mieux nous saisir les yeux, sa danse de l’être est un perpétuel et joyeux devenir comme la musique de Bach.
© Roxanne Gauthier
Dolgberg, conception et interprétation : Yaïr Barelli
Lumière : Yannick Fouassier
Création son : Nicolas Barrot
Régisseur son : Jonathan Reig
Durée : 70 minutes
Le 15 juin 2023 à 19h30
Théâtre des Malassis
3 rue Julian Grimaud
93170 Bagnolet
Tél. : 01 43 60 87 03
Dans le cadre des Rencontres Chorégraphiques Internationales de Seine-Saint-Denis
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