ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot
Tout ce qui existe est situé. Prenez Nicolas Chaigneau et Claire Laureau : ils existent pleinement, infiniment, ils existent assurément au-delà de nos propres espérances en matière d’existence. Et pourtant, compromettant le théorème poétique de Max Jacob (Le cornet à dés), ils semblent miraculeusement insituables. Ce n’est pas seulement parce qu’ils viennent de la danse et font une recherche qui au premier abord paraît éloignée de ce champ, à l’instar de leur précédente création Les Galets (…), non, s’ils semblent difficilement localisables, c’est qu’avec Dernière leur ici est distendu d’un ailleurs. Leur présence est une ironique porte ouverte sur une absence. Bouches closes, ils sont sans voix. Muets, ils sont doublés par la bande son de leurs propres voix. Entendons-nous bien : pas de gymnastique des lèvres se tortillant en tous sens pour singer l’élocution, mais un playback mettant en rythme les mille et une péripéties du visage et du corps sur la musique des mots. Comme une post-synchronisation cinématographique inversée où il ne s’agirait plus de caler des voix sur des lèvres en mouvement, mais de calquer des corps sur des flux de voix. Horlogerie minutieuse des affects aux ordres d’une partition préenregistrée : sourire en coin, haussement de sourcil, écarquillement de l’œil, regard aux cieux, tassement du dos, déploiement du plexus, pivotement de la tête… le corps est un accordéon qu’il faut sans cesse réaccorder au gré des émotions qui le traversent. Il est éloquent au plus haut degré. D’ailleurs, jamais dos ne nous aura tant parlé.
Dernière s’apparente à un trucage, qui est aussi un démontage. On est bien au cœur du burlesque, cet art né du cinéma, de Méliès, cette science du rire qui décompose ce qui fait habituellement un tout, et donne à voir en les scindant ce qui norme nos vies. Bien vite, les capacités cognitives du spectateur recomposeront le tout de ce qui a été séparé, voix enregistrée et corps parlant, mais ce grain de sable dans la mécanique du vivant continuera à agir tout au long de Dernière comme un tapis malicieusement tiré sous les pieds de ses interprètes.
Par son illusion et, d’un même geste, la déconstruction de cette illusion, Dernière détoure et découvre ce qui est habituellement invisibilisé par la communication orale. Cette mise à distance de la parole, par le truchement d’une bande son, dessille le regard et lui fait voir ce que le corps clame, réclame, alors que nous n’avions d’yeux que pour le langage des mots. Un léger décentrement, un changement d’appui, une main arrêtée, et le mineur devient majeur, fait figure d’événement. La plume infime, impalpable, a l’épaisseur et le poids d’un pied d’éléphant. Il y a une jubilation à lire ces messages que nous délivre ce corps trop longtemps ignoré. Il y a un rire souverain qui ébranle la machine spectaculaire en mettant à la question ces mots qui tyrannisent la scène théâtrale occidentale. Dernière c’est la joie d’une liberté recouvrée, de s’affranchir d’une élocution qui nous privait de nos corps, c’est l’émoi d’une lecture du vivant instinctive, animale, trop longtemps soumise à la diction des mots.
Effectuant ce pas de deux entre langage et corps, Claire Laureau et Nicolas Chaigneau forment une paire dans la tradition des grands duos burlesques. Leur magie tient dans cette alchimie organique que l’on devine pouvoir justement se passer de mots. Tout en cultivant leur irréductible singularité, leurs gestes dessinent et couturent l’espace comme s’ils émanaient de la même main, leurs membres sont parcourus de la même terminaison nerveuse, leurs émotions si lisibles circulent entre eux comme entre deux vases communicants.
Dernière développe enfin, l’air de rien, sa très juste dramaturgie, travail d’orfèvre sensible et d’intelligence pour qui prendrait le temps de cartographier les multiples connexions qui travaillent souterrainement cette création : car si elle met en jeu ce théâtre du corps dans la dramaturgie de la parole, cette expérimentation est prise en tenaille dans un dispositif de théâtre dans le théâtre. Nous assistons à des répétitions, à des présentations publiques, à des « bords scènes », autant de rituels de notre théâtre contemporain. Et puis, il y a cette scène centrale, point d’acmé d’un spectacle qui joue de l’écart et du ratage, ces Variations Goldberg qui pour quelques minutes exceptionnelles battent la mesure de mains dansantes à la cadence souveraine de Glenn Gould, nous faisant aussi prendre conscience de cela : sous ses abords comiques, Dernière serait aussi cette mise à l’épreuve de ce qui a historiquement structuré la danse : l’unisson, ce domptage du corps au rythme de la musique. Et comme un ami qui déboulerait dans leur salon, comme une divine surprise, le chantonnement du pianiste se fait entendre au milieu des notes, telle l’irrépressible et inextinguible jouissance d’un corps transporté par sa danse au clavier, se mêlant joyeusement aux deux danseurs. Décidément, avec la délicatesse et la précision d’une plume virevoltant dans le ciel, Nicolas Chaigneau et Claire Laureau touchent à l’indicible.
Dernière, conçu et interprété par Claire Laureau et Nicolas Chaigneau
Regard extérieur (et plus): Aurore Di Bianco
Régie générale : Benjamin Lebrun
Créatrice lumière : Valérie Sigward
Créateur son : Félix Perdreau
Durée : 1 h
Le 28 novembre à 20 h
Le Phare – CCN Le Havre Normandie
30 rue des Briquetiers
76600 Le Havre
Tél :02 35 26 23 00
A venir :
13 décembre 2022 : L’Arsenal, Scène conventionnée de Val-de-Reuil (76)
comment closed