ƒƒƒ article de Denis Sanglard
Christoph Marthaler concasse allégrement Eugène Labiche. De « La Poudre aux yeux » il ne reste rien ou presque hormis, c’est la moindre des choses, la situation et quelques bribes de dialogue. Mais la situation originale, une demande en mariage et une escalade dans l’esbroufe, n’est que le prétexte à un vaudeville décalé, complétement loufoque ou pullule les références détournées, toutes aussi dézinguées. Et pour corser le tout si les Malingear parlent français, sauf curieusement leur fille, les Ratinois parlent allemand…C’est foutu pour la réconciliation Franco-Allemande !
Ça commence par un prologue en avant-scène, un résumé de ce qui devrait normalement suivre où les répliques sont balancées à grande vitesse et de façon impavide par nos personnages. Le bilinguisme achevant les quiproquos, on n’y comprend goutte, mais qu’importe, la mécanique du vaudeville s’emballe. Mais tout cale aussitôt le rideau levé. Dans un décor écrasant de laideur, sublime, où les portraits de famille, les bibelots, les animaux naturalisés envahissent le salon, Christoph Marthaler enraye brutalement la mécanique. Le temps soudain est ralentit à l’extrême, comme ensuqué dans un confort bourgeois factice où au rythme d’une horloge qui n’en finit pas d’égrener les coups, les répliques tardent à se répondre. La diction même est empâtée. Un décalage, passé la première surprise, hilarant et franchement inquiétant. Enfin, les personnages remontés comme des coucous (suisse évidemment) semblent sous leurs airs fats de bourgeois parvenus de jolies poupées désuètes dont la mécanique parfois, et même souvent, a de sérieux ratés, d’accélérations imprévisibles en absence soudaines. Les objets eux même ont une vie insoupçonnée qui échappe à tout contrôle, et font de ce quotidien borné un enfer impromptu et soudain. Les postes de radio grésillant vont jusqu’à donner la réplique, obligent aussi à des contorsions insensés. Les bois de cerfs semblent sonner l’hallali de ces petits bourgeois. C’est d’ailleurs cette perte de contrôle progressive et générale induite par la demande en mariage qui fait entrer tant de turbulence feutrée dans ce salon ou tout semble bientôt échapper à toute logique. La poudre aux yeux jetée met très vite le feu aux poudres. Le vernis bourgeois craque, la folie gagne les personnages à leur insu, qui dérapent sans vraiment y prendre garde. Tout cela est d’un naturel confondant. Christoph Marthaler met le vaudeville bien à plat, étire au maximum les situations les plus banales et les plus bancales pour en sortir le suc, le sel et l’irrationalité quotidienne. Qu’il fait sauter d’un coup sec. C’est volontairement en apparence aussi plat que ces petites vies étriquées. Et dans cette platitude, cette vacuité béante, Christoph Marthaler soulève des lièvres magnifiques. D’ailleurs pas de porte qui claquent, cela ferait trop de bruit, juste un rideau de velours que l’on ouvre et ferme. La vie est un théâtre. Les répliques retenues, parcimonieuses, tombent toujours alors qui résument la situation de façon décalée et incongrue. Contribue à cet étrangeté ce rythme particulier, cette lenteur, cette pesanteur, qui vous plonge dans une atonie originale pour un vaudeville. On sait combien Christoph Marthaler aime tordre la temporalité, s’ébrouer avec bonheur dans une lenteur contribuant à la folie de la situation. C’est parfait ici ou le sens de tableau bourgeois prend toute sa valeur. Nous avons une peinture, vivante, aussi laide et criarde que les portraits aux murs. Plein de petits détails, de bibelots étranges détournés de leur fonction, masquant à peine le vide abyssal, la bêtise des personnages. En cela Christoph Marthaler rejoint l’acidité de la critique de Labiche envers la bourgeoisie qu’il assassine pour le coup définitivement. Tant et si bien qu’à la fin le décor est soigneusement rangé, la scène vidée et, détail important, madame Ratinois demeurée seule dans ce décors vide, ayant tenté vainement de résister à cette disparition programmée, éteint consciencieusement la lumière. Economie domestique et bourgeoise, on ne se refait pas. C’est ce genre de détail qui tue.
Et dieu que ces petits bourgeois sont ici campés de façon magnifique par une bande d’acteur au diapason, de joyeux et complices hurluberlus. Ils sont irrésistibles de drôleries. Flegmatiques jusque dans les situations les plus farfelues, les positions les plus inconfortables. Ils semblent d’une banalité ordinaire mais quelques menus détails, des attitudes imprévues, une gestuelle étrange, troublent bien vite la première impression. Ce sont de fameux clowns égarés dans un vaudeville trop grand pour eux. Il y a du Buster Keaton, du Laurel et Hardy, du Tati et sa bouffarde dans ces corps agités ou lymphatique, aptes à toute les contorsions zinzins. Ce sont des chanteurs hors pair car comme toujours chez Christoph Marthaler les chansons ponctuent les situations. Une respiration qui ajoutant à la perte de contrôle procure des effets étranges sur les uns et les autres. Fréderic Ratinois, quasi muet, déclare sa flamme en chantant « Le papa du papa » de Boby Lapointe. Ce qui a pour effet immédiat pour Emmeline Malingear de saigner du nez. C’est justement ce genre de détail naturaliste mais qui ainsi déplacé donne à cette création un sentiment d’étrangeté sous le rire qui secoue la salle. En fait nous sommes un peu comme le personnage de Friedelind, égarée, errante sur le plateau. Superbe idée celle-là. Egarée car n’étant pas de la même pièce mais jetée là par un concours de circonstance, prise dans un aparté dont elle n’a pu sortir. C’est nous rappeler aussi que nous sommes bien au théâtre et prisonnier de celui-ci, de ses conventions. Conventions dont Christoph Marthaler se soucie comme d’une guigne et qu’il fait exploser. N’est-ce pas ainsi que doit se manger l’île flottante ?
« Das Weisse vom el (une île flottante) » d’Eugène labiche, Christophe Marthaler, Anna Viebrock, Malte Ubenauf et les acteurs
Mise en scène de Christoph Marthaler
Décors et costumes, Anna Viebrock
Lumières, HeidVoegelindLight
Dramaturgie, Malte Ubenauf
Avec Marc Bodnar, Carina Braunschmidt, Charlotte Clamens, Raphael Clamer, Catrionna Guggenbühl, Ueli Jäggi, Graham F. Valentine, Nikola WeisseDu 11 au 29 mars 2015
Du mardi au samedi 20h, dimanche 16hOdéon-Théâtre de L’Europe
Théâtre de l’Odéon
Place de l’Odéon
75006 Paris
Réservations : 01 44 85 40 40
www.theatre.odeon.eu
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