© Hermann Sorgeloos
ff article de Denis Sanglard
Après Valérie Dréville, premier opus en 2020 de Danses pour une actrice, Jérôme Bel a demandé à Jolente De Keersmaeker de se plier à cet exercice particulier. Cofondatrice et actrice du tg STAN, compagnie bien connue pour faire imploser avec génie l’illusion théâtrale, Jolente De Keersmaeker, qui n’est pas danseuse, a choisi trois pièces du répertoire contemporain, et pas des moindres, de celles qui ont ouvert de nouvelles voies, voire bousculées par leur radicale modernité la danse. Coïncidence ou non, ce sont les mêmes qu’avait choisies Valérie Dréville. Des pièces à la forte théâtralité, le geste n’étant plus mécanique, ni abstrait, mais soutenu par un imaginaire ou la psyché de son interprète. Et le corps, lui, de faire sens.
Et si l’on commence par un travail à la barre, un souvenir d’enfance où l’on perçoit la corvée que cela dut être, le premier solo- comme une évidence- est une chorégraphie d’Isadora Duncan, où l’imaginaire prècéde le geste. Là, c’est un peu appliqué c’est vrai, mais cette mise en route augure de quelque chose qui frémit déjà, la réappropriation par Jolente de Keersmaeker du geste dans son expressivité, qu’elle investit déjà à sa manière, en toute liberté. Mais il faut attendre le second solo, vraiment, pour que quelque chose advienne de jubilatoire mais également d’inouï. Il fallait donc oser et ne pas avoir froid au yeux, mais on sait combien cette actrice ne semble jamais aussi à l’aise que dans les défis, pour reprendre le mythique solo de Pina Bausch dans Café Müller… Alors, pour couper l’herbe sous le pied à toutes critiques, c’est nue, totalement, qu’elle s’approprie cette chorégraphie. Et l’on est abasourdie devant ce qui se joue là. On oublie Pina Bausch, et ça il faut réussir à la faire, pour ne voir qu’elle, Jolente De Keersmaeker, à son aise, offrant sur ce plateau une danse où la fragilité et le tragique s’entrelacent intimement. Ce qu’elle retire de ce solo inoubliable, c’est l’esprit qui le sous-tend, sa formidable dramaturgie et combien ça passe avant toute chose par le corps. Et comme il faut bien souffler, pour elle comme pour nous, fidèle à l’esprit de tg STAN et son art consommé des ruptures, c’est sur le tube Diamonds de Rihanna qu’elle enchaîne, toujours dans le plus simple appareil, pour une danse exutoire, libératoire, déchaînée, follement libre. En somme, le corps simplement traversé par la musique, s’épuisant dans une chorégraphie improvisée comme s’il fallait se vider de la tension portant Café Müller. Il me souvient de la même énergie, la même vitalité qui traversait Jolente De Keersmaeker dans La cerisaie, dansant comme sur un volcan lors du dernier bal alors que se vendait la propriété.
Et proposer là encore de danser un solo de Kazuo Ohno relève de la gageure. Parce que c’est impossible. La danse des ténèbres qu’initia ce danseur, avec Tatsumi Hijikata, irréductiblement organique, ne se transmet pas, qu’elle fait appel à l’inconscient de chaque danseur, sa puissance hyper-concentrée et lui donne son identité propre. Il y a autant de butô que de danseurs butô. Et que l’art absolu de Kazuo Ohno était la mise en abyme de ce corps vieillissant, gender fluide avant l’heure. Ce qui dansait chez Kazuo Ohno c’était son histoire, son appréhension du monde, et sa mémoire. Jolente De Keersmaeker ne renonce pas, bravache, mais le résultat lui appartient. Ce qu’elle a compris sans doute, c’est l’échec assuré. Alors autant faire ce que peut, être dans l’évocation, l’imitation au mieux et faire à sa sauce. Reste l’important, la théâtralité exacerbée jusqu’au grotesque, du corps, propre au butô. Ca tient à vrai dire ici plus du clown que du butô, mais on s’en fout un peu, parce que là aussi Jolente De Keersmaeker relevant le pari, détournant ça, y exelle.
Décrire un ballet est aussi un art un peu compliqué pour les novices, quand on n’a pas forcement le vocabulaire ad-hoc. Encore plus quand les interlocuteurs, nous les spectateurs, n’avons pas les images. Et quand il s’agit d’un ballet de Simone Forti, figure de proue de la performance contemporaine, Huddle, ça peut coincer sévère. Mais de cet exercice de style, Jolente De Keersmaeker s’en tire avec les honneurs, c’est précis, surement pas technique, suffisamment en tous les cas pour que nous visualisions la choses. Surtout qu’elle met y une telle conviction, c’est un vrai moment de théâtre quand bien même au final on s’attache davantage au discours et son expressivité, qui passe aussi par le corps, que sur ce qui est décrit. Et quand enfin elle choisit de décrire un extrait de Saturday night fever, c’est bien cette fièvre du samedi soir qui l’atteint, la contamine, devant la prestation de John Travolta. Là, elle semble plus à l’aise que dans la vidéo précédente, parce que ce corps là ne lui échappe pas, tant il semble être dans une culture populaire préhensible et réitérée. Et c’est bien ça qui traverse tout cet exercice, l’appréhension d’un corps expressif, signifiant, ce qu’il porte en lui de théâtral où le geste est, toujours, porteur d’un discours, d’une histoire, ancré aussi dans une réalité, une culture tant personnel que collective et qu’elle s’approprie. Un imaginaire aussi, qui sert ici la danse et l’inscrivit indéniablement dans la modernité. On aurait c’est vrai souhaiter la voir aborder un répertoire plus abstrait, juste pour voir ce qu’elle aurait pu en faire, comment elle aurait pu, sans aucun doute, détourner allégrement tout ça, le retourner promptement. Reste une heure totalement jubilatoire où Jolente De Keersmaeker, le corps en avant, et par lui, fait montre de son talent ô combien subversif. Ainsi, accepter les enjeux pour mieux les détourner, se dépouiller de la danse pour n’en garder que la théâtralité. La danse n’étant ici, comme elle le fait pour conclure, dansant sur une musique populaire espagnole, qu’une libération, un joyeux exutoire, qui n’a de sujet qu’elle-même, n’étant que sensation pure, se passant de tout discours.
© Hermann Sorgeloos
Danses pour une actrice (Jolente De Keersmaeker) concept de Jérôme Bel
Avec Jolente de Keersmaeker
Lumières : Lucas Van Haesbroeck, Iwan Van Vlierberghe
Régisseur en tournée : Iwan Van Vlierberghe
Du 15 au 22 octobre 2022
Dimanche à 17h, relâche le lundi
Théâtre de La Bastille
76 rue de la Roquette
75011 Paris
Réservations : 01 43 57 42 14
www.theatre-bastille.com
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