ƒƒarticle de Denis Sanglard

© Christophe Raynaud de Lage

Joyeux Noël ! Martin Crimp fête Noël en famille et c’est un massacre. Ils sont tous là, des grands-parents aux petits-enfants, autour du sapin. Très vite ça dérape sec. Les répliques vachardes pleuvent dru. Quelque chose ne tourne pas bien rond et c’est encore pire quand débarque l’oncle Bob flanqué de Madeleine en partance pour l’étranger. Là, tout vole en éclat. Bob règle ses comptes, dézingue à tout va, et la note est salée. Un jeu de massacre jubilatoire où chacun en prend salement pour son matricule, renvoyé à ses contradictions, ses illusions, ses rêves inaboutis…

Fin de la première partie, prologue à la seconde. Et si nous pensions avoir tout vu, c’est raté ! Sur le plateau désormais nu avec pour seul décor un miroir au lointain – cela a son importance car, pauvre de nous, nous y sommes réfléchis – déboule une ronde joyeuse d’hurluberlus qui vont décliner « les cinq libertés essentielles à l’individu ». Et Martin Crimp est impitoyable dans cette peinture au vitriol de notre société contemporaine où l’individu est écartelé entre son besoin d’émancipation, son désir forcené d’épanouissement personnel et sa volonté bornée d’appartenir à un groupe, de faire avec les autres malgré tout, malgré eux. Portrait d’une société aveugle, morte de trouille, qui danse sur ses illusions où le désir d’harmonie est aussi forcené que vain. Martin Crimp, avec un humour noir féroce et un sens de l’absurde décapant, essore la société et les individus qui la composent. Surtout il met à jour la mécanique complexe et délicate de notre réalité qui oscille entre aveuglement et lucidité, l’équilibre instable sur lequel nous balançons. Ce que nous refusons de voir.

Elise Vigier et Marcial Di Fonzo Bo s’emparent de tout ça et avec une sacrée bande d’acteurs, lâchent sur le plateau un manifeste joyeux trempé dans l’acide. Les comédiens s’en donnent à cœur joie qui ne lambinent pas et s’élancent dans cette écriture – traduction de Philippe Djian – et cette aventure avec un sens de la dérision réjouissant. La mise en scène est aussi explosive que le propos avec un air de ne pas y toucher mais qui fait mouche. Les points de vue se démultiplient comme autant d’éclats d’un seul et même miroir. Rejoignant le propos de Martin Crimp où l’individu ne fait qu’un avec la société qui l’entoure malgré ses efforts d’émancipation. Chacun, en désir de faire l’expérience de sa propre liberté, ne peut se détacher au final du groupe dans lequel chaque individu tente de faire la même chose. Désespérant ! Mais nos deux metteurs en scène, visiblement à l’aise dans cet univers grinçant, organisent une sarabande où l’on chante et danse. C’est complétement décalé et de fait les propos nous fouettent d’autant plus. Et la troisième partie qui donne son titre et clôt l’ensemble ne rassure pas davantage. Plus inquiétante, plus étrange encore qui voit le retour de l’oncle Bob et de Madeleine. L’ironie cinglante du titre de cette création prend tout son sens et même plus. Il y a quelque chose de pourri au royaume de nos utopies.

Dans la république du bonheur
Texte Martin Crimp
Texte français Philippe Djian
Mise en scène Elise Vigier et Marcial Di Fonzo Bo
Scénographie Yves Bernard
Lumières Bruno Marsol
Créations musicales Etienne Bonhomme, Baptiste Germser, Antoine Kogut
Dramaturgie Leslie Kaplan
Avec Katell Daunis, Claude Degliame, Marcial Di Fonzo Bo, Kathleen Dol, Frédérique Loliée, Pierre Maillet, Jean-François Perrier, Julie Teuf
Musiciens Etienne Bonhomme, Baptiste Germser, Antoine Kogut

Du 21 au 30 novembre 2014 à 20h30, samedi 29 à 14h30, dimanches 23 et 30 à 15h30

Théâtre National de Chaillot
1, place du Trocadéro – 75116 Paris
Réservations 01 53 65 30 00
www.theatre-chaillot.fr

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