© Matthieu Bareyre
ƒƒ article de Nicolas Thevenot
Des dépôts blancs, comme des auréoles suspectes, devant l’écran faisant office de rideau de scène. Comme un débordement inconscient, une pénétration du réel par le désir de jouissance. Plus tard, une banale conversation entre deux hommes évoquant pour l’un ses jeunes conquêtes, pour l’autre la métamorphose de sa fille cadette tout juste formée, les échanges à caractère sexuel découverts sur son téléphone… Dans le récit construit par Marion Siéfert et Matthieu Bareyre, Daddy pose ses petits cailloux blancs à travers la forêt des représentations de notre époque. Empruntant à l’univers du jeu vidéo, des jeux en réseau, Marion Siéfert transplante dans la réalité du plateau la virtualité des avatars. Ce à quoi nous assistons, ce qui est profondément troublant, passionnant et fascinant, est une sorte de chimère, un spectacle monstrueux opérant la greffe d’une donnée virtuelle dans le corps du réel, c’est la superposition inouïe et virtuose de plans habituellement distincts comme autant de niveaux de réalités confondus : le réel de la machine théâtrale, de ses acteurs, la fiction qui porte l’illusion, celle d’une famille, père agent de sécurité et mère travaillant dans un service de réanimation, et enfin les fictions successives offertes à Mara, héroïne de Daddy, par le truchement d’un jeu vidéo (Daddy). Daddy serait au théâtre ce qu’eXistenZ de David Cronenberg est au cinéma : un principe de mise en scène générant de nouveaux mondes, un dispositif articulant de nouvelle manière imaginaire et fiction dans une évidence matérialisée par la labilité des formes enchevêtrées. La réussite de cette hybridation a priori intenable, le virtuel se posant comme l’antithétique du réel, tient au caractère performatif que Marion Siéfert met puissamment en œuvre, comme elle le fit dans ses projets précédents, avec une troupe d’acteurs qui remarquablement se collent au réel du plateau et irriguent ainsi ce qui sans cela ne serait que peaux mortes de la mue numérique. A l’ère de la reproduction digitale des œuvres d’art, Daddy brille de cette aura si chère à Walter Benjamin, cette révélation de l’ici et du maintenant arrachée à la réplication des images, aux modes théâtrales.
L’écriture scénique phagocyte les formes préexistantes, les décentrant, les déportant vers un point de non-retour : puisant dans le corpus du cinématographe, comédie musicale, film de vampire, Daddy s’imagine en temps réel par le réagencement constant d’une mémoire collective, faisant parler les images scéniques comme un ventriloque. Il y a littéralement du double discours entre ce qui s’affiche et ce qui se tait, nous entraînant dans les méandres d’un cerveau-monde.
Par l’ambition de son projet, par la nouveauté de sa recherche, Daddy est sans conteste une œuvre phare, au sens où elle éclaire d’un jour nouveau, rebattant les cartes politiques d’un partage du sensible irrémédiablement métamorphosé par l’irruption de ces nouvelles formes de l’imaginaire produites par l’industrie numérique. La vie est ici life, comme une translation-traduction vers un ailleurs aux allures de miroir aux alouettes, où l’on cherche une « meilleure version de [soi]-même », où l’on se fait offrir par ses fans de nouveaux attributs, où l’on gagne des pouvoirs, où l’on élimine ses concurrents. Impossible de ne pas y entendre ces injonctions au dépassement de soi et à la compétition acharnée martelés par le capitalisme moderne. La sincérité, l’innocence, la virginité de Mara, offertes à la prédation de son Daddy, comme à une autre époque Cécile Volanges pour Valmont, ne peuvent aiguillonner son désir que par leur nouveauté, par essence éphémère. L’unicité et la singularité, la marge, attirent l’investisseur. Il en veut pour son argent, mais en reproduisant à cette fin ce qui était unique détruit cela même qui le séduisait. Déclinant l’homologie entre prédation sexuelle et prédation du capital, dans une même perspective mortifère, Daddy se reçoit alors comme un troublant écho à la récente tribune d’Adèle Haenel dénonçant la mainmise du système capitaliste dans le cinéma et sa complaisance pour les violences faites aux femmes.
© Matthieu Bareyre
Daddy, texte de Marion Siéfert et Matthieu Bareyre, mise en scène de Marion Siéfert
Avec : avec Émilie Cazenave, Lou Chrétien-Février, Jennifer Gold, Lila Houel, Louis Peres, Charles-Henri Wolff
Conception de la scénographie : Nadia Lauro
Lumière : Manon Lauriol
Création sonore : Jules Wysocki
Vidéo : Antoine Briot
Costumes : Valentine Solé, Romain Brau (pour les robes de Lila Houel et les tenues de Jennifer Gold)
Maquillages : Dyna Dagger
Perruques : Kevin Jacotot
Assistanat à la mise en scène : Mathilde Chadeau
Régie générale : Chloé Bouju
Régie plateau, accessoires : Marine Brosse
Régie son : Patrick Jammes Mateo Provost
Régie costumes : Chloé Courcelle
Collaboration aux costumes : Anne Pollock, Chloé Courcelle, Lou Thonet
Collaboration aux chorégraphies comédie musicale : Patric Kuo
Collaboration aux castings : Leila Fournier, Laetitia Goffi
Chorégraphie de combat : Sifu Didier Beddar
Musicienne : Sigolène Valax
Coaching vocal de Louis Peres : Aurélia Nardini
Accompagnement en clinique et psychodynamique du travail des comédien(ne)s mineur(e)s : Marie Potiron
Réalisation de la scénographie : Nadia Lauro, Marie Maresca, Charlotte Wallet (sculptures), Flavien Renaudon (machines neige), Isabelle Boitiere (tapisserie), Marc Bizet (vol)
Durée : 3h30
Du 9 au 26 mai 2023
relâches exceptionnelles les jeudis 11 et 18 mai et les dimanches 14 et 21 mai 2023
Odéon – Théâtre de l’Europe
Place de l’Odéon
75006 Paris
Tél : 01 44 85 40 40
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