ƒƒƒ Critique de Denis Sanglard
Hôpital psychiatrique
Il fallait oser ! Avoir un sacré culot pour s’attaquer de cette façon à ce monument national, Cyrano de Bergerac. Pari magnifiquement, intelligemment réussi pour un parti pris radical qui fait de Cyrano un personnage pirandellien en diable. Dominique Pitoiset débarrasse la pièce d’Edmond Rostand de tout lyrisme, toute théâtralité exacerbée. Plaçant l’action au centre d’un hôpital psychiatrique, sans plus de précisions ni de détails que quelques tables blanches, quelques chaises tubulaires, et une poignée d’acteurs qui jamais ne surjouent la folie, simplement présents, d’une présence légèrement inquiète, aux corps fébriles et mobiles. Un parti pris donc radical et des à priori heureux où les trouvailles scéniques sont d’une intelligence confondante et servent le propos sans jamais heurter. Sans rien dévoiler, la scène du balcon restera sans doute comme une idée toute à la fois audacieuse, drôle et juste. Dans cette mise en scène fluide et claire, il ne manque pas d’idées. Toutes à la fois originales mais évidentes. Il fallait donc oser et tenir une telle proposition. Et la modernité de Cyrano d’exploser comme son nez au milieu de sa figure.
Théâtre gigogne
Dégraissée de son carcan historique parfois empesé comme une fraise espagnole, les nerfs à vif, grattée jusqu’à l’os, à peine quelques coupures sans importance, c’est une nouvelle pièce qui nous est donnée de lire, de (re)découvrir. Dominique Pitoiset concentre ainsi toute la pièce sur son personnage principal. C’est peu dire que Philippe Torreton est Cyrano. Sans doute restera-t-il comme un des Cyrano les plus marquants de sa génération. Ce qu’il offre sur le plateau, ce qu’il ose tout simplement est stupéfiant et immense. Pirandellien disions-nous. Oui, cet homme perdu, hanté, qui joue à Cyrano, qui devient Cyrano – là, devant nous, et là réside sa magnifique folie – est absolument bouleversant. Nous assistons éberlués à la fabrique d’un personnage, qui se construit peu à peu, bâtit son théâtre, écrit sa pièce, vit sa tragédie et s’invente un destin. Jusqu’à en revêtir le costume, enfin, au dernier acte, comme un linceul. Loin de toute fanfaronnade, ou si peu, c’est presqu’avec humilité qu’il aborde ce monstre théâtral, cette chimère. Mais ce qu’il lui donne c’est une humanité foudroyante, une modernité sans égal. Philippe Torreton jamais ne joue dans la surenchère. C’est mains dans les poches, de façon presque banale qu’il vous traverse la scène et brûle le plateau de son énergie incroyable. Bonnet sur le crâne, en marcel et en jogging, une silhouette qui ne serait pas sans évoquer le grand Raimu, sans nul autre accessoire que ce nez qui en tout le lieu le précède, il ose incarner un être des plus ordinaires que sa folie, son rêve allez savoir, mène aux confins de l’héroïsme, au dépassement généreux et tragique. D’abord dans l’hésitation, dans l’appropriation de son personnage, presque mutique, instinctif, il y a quelque chose qui peu à peu s’emballe chez cet homme, se forme, qui le pousse, le mène et le dépasse de façon irrésistible. Il y a chez ce personnage quelque chose qui tient de l’invention de soi jusqu’au vertige de la représentation. Avec cette pureté, cette lucidité, cette intransigeance propre à Cyrano. Et ici le doute qui plane : est-ce cela finalement la folie de Cyrano, révélée par la folie de cet homme qui se rêve en Cyrano ? On le voit il y a comme un empilement de strates, un mouvement de balancier, entre l’œuvre de Rostand et celle de ce personnage qui se réinvente en Cyrano. C’est du théâtre gigogne. Un emboîtement jusqu’à la confusion, jusqu‘au trouble. Là est aussi le drame de cette pièce bien plus profonde que l’on ne le pense quand on la dépouille d’un certain folklore. L’internement du personnage permet sans nul doute, dans cette austérité de moyens, cette immédiateté, cette urgence et cette façon de tout oser, d’être en quelque sorte dans le premier degré en permanence. Y compris dans la façon de jouer tête baissée, sans retenue. D’être en quelque sorte à découvert, à nu. Il y a comme une invention permanente, une improvisation fiévreuse, hâtive et tout à la fois réflexive. Pour tous les personnages, en fait. Lesquels, hormis Roxane (Maud Wyler) et Christian (Patrice Costa), jouent sans différence de sexe tous les protagonistes qui accompagnent, entourent Cyrano. Le relancent même.
Sans emphase
Et puisque tout cela ne semble relever en apparence que de la folie, Dominique Pitoiset se permet de faire s’entrechoquer les répertoires. Le tragique côtoie le grotesque, la comédie le drame. C’est toute la complexité de l’œuvre de Rostand qui se révèle, sa richesse. Et sa langue, loin des vers de mirlitons auxquels on la cantonne trop souvent. La force de cette mise en scène et de cette interprétation tient aussi à cette langue, cette écriture qui nous parvient magnifiquement, avec clarté, sans trémolo mais directe, brute. Quelque chose de naturel qui éclate lors de la scène du balcon alors que tout n’est que poésie. Mais cette poésie n’est plus un artifice, une convention, c’est une nouvelle langue. Cette langue qui définit Cyrano, lui donne son acte de naissance. Cyrano, c’est la parole mise en acte, en action. Ni Philippe Torreton, ni Maud Wyler, ni Patrice Costa, ni la troupe dans son ensemble ne vous dévorent le vers. C’est articulé comme on ne le fait plus ou de moins en moins, sans emphase mais dit comme ça, avec évidence. Le vers s’envole et ce que l’on retient c’est le sens profond, la subtilité de l’écriture d’Edmond Rostand, que soudain l’on découvre et s’approprie avec bonheur. Philippe Torreton ose aussi le silence et c’est comme un fracas assourdissant. Avec le poids de ce corps devenu massif, en suspension soudain qui, oui, s’apprête à s’envoler pour recueillir quelques poussières d’étoile à déposer sur le manteau de Thespis. Ce Cyrano est un rêveur éveillé, un somnambule que Dominique Pitoiset ne cherche jamais à réveiller. Mais cette mise en scène singulière et profondément juste, encore une fois, est surtout un superbe hommage au théâtre, à la création vibrante, et à ceux qui le font et le rêvent. C’est-à-dire vous et moi. Un vrai théâtre populaire en somme.
Cyrano de Bergerac
Texte Edmond Rostand
Mise en scène Dominique Pitoiset
Dramaturgie Daniel Loayza
Scénographie et costumes Kattrin Michel
Lumière Christophe Pitoiset
Travail vocal Anne Fischer
Bagarre chorégraphiée Pavel Jancik
Coiffures Cecile Kretschmar
Réalisation du nez Pierre-Olivier Persin
Assistante à la mise en scène Marie Favre, Stephen Taylor
Assistante à la scénographie et aux costumes Juliette Collas
Avec Jena-Michel Balthazar, Adrien Cauchetier, Antoine Cholet en alternance avec Nicolas Chupin, Patrice Costa, Gilles Fisseau, Jean-François Lapalus, Daniel Martin, Bruneau Ouzeau, Philippe Torreton, Martine Vandeville, Maud Wyler
Odéon-Théâtre de l’Europe
Place de l’Odéon
75006 Paris
Du 7 mai au 28 juin 2014 à 20h, le dimanche à 15h, relâche le lundi
Réservations 01 44 85 40 40
www.theatre-odeon.eu
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