© Laurent Paillier
ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot
Au prisme du temps, la danse fait signe. Dans l’instant précis du soulèvement d’une épaule comme dans son histoire chargée de légendes. D’une Mort du cygne chorégraphiée par Fokine et interprétée par la célébrissime Anna Pavlova, un film subsiste. En noir et blanc, accompagné de l’entêtante musique de Camille Saint-Saëns. Images survivantes, vibrantes par leur fragilité soumise aux affres du temps, vibrionnantes par la trépidation des pointes de la danseuse. Quelque chose résiste malgré l’oubli, nous touche malgré l’évolution des esthétiques : un écartèlement entre ciel et terre, comme une jetée où viendrait se briser le cou de la danseuse. La version dansée par la Pavlova date de 1905, Cygn etc… est une création de l’an 2000, et est le résultat de la commande du danseur et chorégraphe Pedro Pauwels faite à huit femmes chorégraphes. Cygn etc… fut créé dans cette même salle, à Micadanse, il y a plus de 20 ans comme il nous l’indiquera avec émotion à la fin de la représentation. La question du temps est ici vertigineuse, entrelaçant ses différents motifs et répétitions, à la manière de fractales : la scansion de Cygn etc… structurant la temporalité de la pièce en reprenant en boucle la musique de Camille Saint-Saëns, la reprise de la pièce elle-même depuis sa création lointaine désormais, tout cela sous le regard de la vidéo inaugurale de la Pavlova un siècle plus tôt. Cette mort du cygne émeut et bouleverse quel que soit le regard chorégraphique porté sur elle ; par sa répétition qui la déjoue dans le même temps, cette partition porte également en elle, souterrainement, cette part d’enfance où l’on ne mourrait « pas pour de vrai », où déjà l’on avait saisi ce qu’un geste faux peut receler de vérité profonde. Si le projet initial était d’interroger les concepts de féminité et masculinité en proposant à un interprète masculin les regards de huit femmes s’inspirant d’une interprétation féminine d’anthologie, force est de constater que la réception de cette pièce s’est déplacée vers une matière essentiellement existentielle, la question du genre ayant été parfaitement digérée depuis. Ce qui nous travaille, et ce qui travaille également Pedro Pauwels, qu’il confirmera à la fin de la représentation, c’est à proprement parler la mort du cygne, sans plus parler du sexe des anges, c’est le vieillissement du corps, ce battement d’ailes qui est aussi le battement des secondes qui nous rapprochent inexorablement de la fin. L’accomplissement technique de Pedro Pauwels est d’un bout à l’autre virtuose. Il s’est chargé aussi d’une puissance dramatique, d’une densité, d’une intériorité, par moment douloureuse, qui ne peuvent manquer de nous saisir. Et l’on pense à Virginia Woolf et à son roman Les vagues, à comment le temps modèle les mondes intérieurs, comment bientôt tressautent dans le même corps l’enfant, le jeune homme, l’homme mûr et bientôt le vieillard. De même que Cygn etc… est la somme merveilleuse de toutes ces écritures chorégraphiques distinctes, Pedro Pauwels est la somme héroïque et poignante de toutes ses vies. La danse n’est plus exactement la même que celle qui fut à a sa création parce que Pedro Pauwels n’est plus exactement le même, quatre des chorégraphes ont depuis disparu, Pedro Pauwels a perdu des phalanges aux doigts de ses mains… Le poids du temps passé est comme une ombre projetée par les gestes maintenant effectués.
Dans la variété des écritures chorégraphiques apparaissent certains invariants, certains traits, une dislocation des membres par exemple, les bras échappant à la censure du tronc, prenant le dessus, tel un nouveau centre de commandement. A travers ces diverses morts du cygne, c’est paradoxalement la naissance et le déploiement d’autres manières d’être vivant, c’est autant d’organisations nouvelles du corps offrant de nouveaux rapports au monde qui se révèlent. Plus qu’une animalité retrouvée, c’est la vie que ces écritures du corps fêtent au moment où elle s’échappe. Si elles nous confondent aussi profondément, c’est que l’on peut y lire des dernières volontés dans ce que l’expression a de plus littérale, dans la pureté du vouloir : des élans brisés, des tentatives qui se devinent dernières, des dépenses vitales comme un dernier feu. Pedro Pauwels chemine dans ces miniatures dramatiques comme un funambule, tenant son équilibre à la fois musculaire et émotionnel. Il est ce cygne magnifique et bouleversant au prise avec le temps.
© Laurent Paillier
Cygn etc… conception et interprétation de Pedro Pauwels
Collaboration artistique : Anne-Marie Raynaud
Chorégraphes : Anne-Marie Reynaud, Odile Duboc, Carolyn Carlson, Françoise Dupuy, Elsa Wolliaston, Wilfride Piollet, Patricia Karagozian, Zaza Disdier
Création costume : Marie-Christine Franc
Création lumière : Evelyne Rubert
Travail photographique : Philippe Pico
Musique : Camille Saint-Saëns
Durée : 40 minutes
Le 5 février 2024 à 20h
Micadanse
20 Rue Geoffroy l’Asnier
75004 Paris
Tél : 01 71 60 67 93
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