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Critique. « Bienvenue dans l’angle alpha » mise en scène Judith Bernard, à la Manufacture des Abbesses

Juin 22, 2014 | Commentaires fermés sur Critique. « Bienvenue dans l’angle alpha » mise en scène Judith Bernard, à la Manufacture des Abbesses

 Critique d’Anna Grahm

 angle_alpha

Conatus

Sur le plateau trône une échelle, rouge rebelle. Et des hommes et des femmes en baskets, tout de noir vêtus, qui jouent et le chœur antique, un peu désuet, et tour à tour les conférenciers. Ici on nous dévoile notre rapport caché à la domination. Ici on nous explique ce que le capitalisme a inventé. Ici on nous démontre comment les salariés sont devenus des « dominés heureux », comment ils ont choisi de se donner librement pieds et mains liés. On nous raconte ces échanges, où les uns vendent leur force de travail à d’autres, – les capitalistes -, sans que ces derniers aient à les forcer.

Ici on a l’homme à la mallette noire qui va prendre de l’argent frais au guichet de la banque. On entend qu’on ne prête qu’aux riches. Ici on apprend que l’entrepreneur a besoin, pour assouvir son désir d’entreprendre, d’asservir d’autres désirs. On déroule des histoires de désirs, celle du Désir majuscule qui entraîne les désirs minuscules. Car nous dit-on « entreprendre nécessite d’être plusieurs, nécessite d’être à l’heure, nécessite d’être nombreux et laborieux ». Asservis et consentants donc.

Ici le patron configure ses salariés, les façonne à sa guise, et les fait trembler. Ici le patronat capture les conatus c’est-à-dire les puissances d’agir de ceux qui naissent et demeurent captifs. On le représente en haut de l’échelle, apparaît la pyramide des hommes, la chaîne hiérarchique, il y a le haut du pavé et le bas du panier. Il y a aussi cette image du pendu qu’on escamote bien vite. Ici celui qui obéit subit toutes les violences, réelles et symboliques, on nous parle de dépendance au travail, on brandit le crédo : sans argent pas de vie. Ici on accuse les consensus, on harangue le néolibéralisme, on avance à coups de constats.

On se compare à une automobile, on explique qu’on tend à être mobile, qu’on répond à l’exigence de la consommation, qu’on devient marchandise, qu’on se transforme en objet, qu’on se dépersonnalise, et pour le prouver, on danse un peu, les corps respirent, on bouge mécaniquement, on reproduit des gestes sur le même rythme, on suit le mouvement. Et d’un coup on se retrouve emprisonnés derrière les barreaux, retenus, contraints, piégés par le système, les heures de travail, abusés par des choix qui n’en sont pas.

Ici on voudrait de nouveaux désirs. On réclame de s’épanouir, de se réaliser dans le travail. On réalise que les contraintes auxquelles on a consenti ont été intériorisées, qu’on s’est laissé envahir et coloniser corps et âme par l’entreprise. On revient sur les façons de faire plier la volonté du sujet, on répète qu’on ne choisit rien, que le libre arbitre n’existe pas et qu’il n’y a pas de liberté.

On aimerait que « tout ce qui affecte chacun puisse être débattu ». On rêve d’enrichissement des « affects joyeux » et on conclut que l’on veut « une vie plus humaine ».

Le projet était de mettre en scène un essai de Frédéric Lordon : Capitalisme, désir et servitude. Texte ardu, bourré de concepts que le spectacle tente d’éclairer. Pour interpréter cet étrange objet, trois hommes et deux femmes, armés de lampes torches, se démènent avec une échelle pour illustrer l’enfermement, l’exploitation et le degré de résistance à l’ordre établi. De temps en temps le rétroprojecteur nous aide à déchiffrer le discours. Va ficher sur l’homme écran quelques croquis. On se croirait dans un spectacle des années 70.

Et l’on se demande à qui ce degré de réflexion s’adresse. Est-ce à tous ceux qui craignent de perdre leur travail, qui n’auront, de toute façon, pas le temps, ni les moyens d’accéder à ce genre théâtral ou à tous ceux, qui, fous d’analyses pointues ou habitués d’Avignon, on déjà tout lu Marx et tout compris Spinoza ?

Bienvenue dans l’angle alpha

D’après Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza, de Frédéric Lordon

Adaptation et mise en scène Judith Bernard

Avec Judith Bernard, Renan Carteaux, Gilbert Edelin, Benjamin Gasquet/David Nazarenco, Aurélie Talec

Chorégraphie Maggie Boogaart et Judith Bernard

Création sonore Ludovic Lefèbvre

Création lumière Rachel Duffy

Manufacture des Abbesses

Du 17 au 28 juin à 19h

7, rue véron – 75018 Paris

Métro Abbesses ou Blanche

Réservations 01 42 33 42 03

resa@manufacturedesabbesses.com

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