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Critique ・ « Les gens » d’Edward Bond, Mise en scène Alain Françon au TGP

Jan 17, 2014 | Aucun commentaire sur Critique ・ « Les gens » d’Edward Bond, Mise en scène Alain Françon au TGP

ƒƒ Critique Denis Sanglard

Les gens 1

© Michel Corbou

Ils sont quatre sur le plateau, un no mans land, une tombe à ciel ouvert, entre chien et loup cerné par  un monde apocalyptique que l’on devine hors champs, où rodent les tueurs… Postern qui n’en finit pas d’agonir, Magerson qui rabâche sans fin les bribes de la même histoire, Ken* qui ne sait plus qui il est et enfin Lambeth qui dépouille les cadavres de leurs effets. Hormis Lambeth nul ne sait vraiment qui il est, chacun fouille son passé chaotique pour comprendre ce qu’il fait là, chacun se heurte à l’autre et nul ne comprend quoi que ce soit à la situation sinon que la mort est aussi une question de vie. À l’exception de Lambeth justement qui dans les frusques qu’elle trie de façon obsessionnelle, pythie contemporaine, rend sa part d’humanité tragique, dont la sienne, à ceux qui les portaient. Leur histoire est le reflet du chaos qui les traque, de cette société livrée à la violence et que Lambeth, assise sur son tas de fringues qu’elle ravaude analyse de façon cynique. Ces quatre là en sont aussi le reflet, qui  cherchent obstinément des réponses qu’ils n’ont pas à cette vie qui n‘est qu’une longue déroute, une descente aux enfer.

On pense bien sûr à « En attendant Godot ». Mais cette référence qui vous saute aux yeux d’emblée est bientôt balayée par l’âpreté, la sécheresse du propos. Godot est mort, bien mort ou comme Postern agonise et gît dans un trou, dépouillé de son manteau. Comme toujours chez Edward Bond la violence, qui semble quand même ici quelque peu émoussée, l’absurdité de celle-ci, pose cette question centrale : qu’est-ce qu’une vie, le poids d’un homme, l’humanité. Dans un monde livré aux pillages, aux exécutions sommaires, aux guerres intestines comment puis-je être un homme. Accepter son destin comme Ken qui découvre qu’il est un exécuteur et décide de l’assumer parce que c’est sa condition, ce qui fait qu’il est – au sens d’être humain – et que se mentir serait se fuir. Tragique et absurde contradiction qui voit l‘homme être défini jusque dans la portée de ses actes aussi terrifiant soient ils… L’humanité y compris dans la barbarie, la barbarie comme humanité. Pour Edward Bond l’horreur semble bien être la seule chose qui définisse aujourd‘hui notre société depuis Auschwitz et Hiroshima.

Les Gens semble être comme un point de détail qui jusqu’ici était dans un coin de cette vaste fresque entreprise par Edward Bond depuis  la Compagnie des Hommes. À moins qu’inversant la perspective ce ne fût que le point de départ de celle-ci. Et qu’elle révèle à contrario le hors-champs qui précipite nos quatre personnages dans cette tombe à ciel ouvert, cet enfer qu’on ne peut quitter sans y revenir et y pourrir. C’est une vaste méditation en somme puisqu’il ne se passe rien, pas d‘intrigue, pas d‘action, tout semble englué dans l’interaction heurtée entre chacun, la mémoire de ce qui fut peut être. Cette mémoire perdue qui devient un enjeu en ce qu’elle recèle de vérité inavouée. Se souvenir c’est comprendre pourquoi je meurs comme Postern, je vis comme Ken, je survis comme Lambeth, ou je sombre dans la folie -autre mort- comme Margerson. C’est enfin comprendre ce qui me relie aux autres jusque dans l’horreur de la révélation. Car ils sont indissociablement liés par cette horreur qui les traverse d’une façon ou d’une autre. Sans doute le seul lien qu’ils leur restent.

La mise en scène d’Alain Françon, familier de l’univers d’Edward Bond, c’est une véritable collaboration depuis La Compagnie des hommes – et particulièrement depuis Pièces de guerre (trilogie)- est claire et simple, directe et s’attache aux personnages et leur part d’ombre. Il ne se passe à priori rien mais c’est dans l’agitation des corps, entre fébrilité et épuisement, entre contact et évitement que se noue les rapports des uns avec les autres. Entre rude logorrhée et silence rêche la parole circule, se perd, s’affronte, s’affole, épouse le mouvement. À moins que cela ne soit aussi l’inverse. La parole, acte mémoriel, porte l’action, une action passée, que l’on tente de reconstituer et qui donne cette dynamique heurtée, ce rythme qui va crescendo avant de s’épuiser. Alain Françon impulse ainsi quelque chose d’inévitable, une lente et chaotique  progression qui bientôt s’affole avant que d’exploser et de retomber brutalement. C’est dans le corps de ses acteurs qu’il semble puiser sa mise en scène. Postern en est sans doute l’illustration la plus violente. Aurélien Recoing donne à ce personnage une force de frappe incroyable. Ce que nous prenions pour un tas de chiffons informe dans l’ombre, c’est une montagne blessée qui se lève bientôt avant que de s’effondrer avec fracas. Cet effondrement, cette agonie et cette folie qui s’empare de lui, c’est tout le poids de cette humanité perdue qui sans repère, effrayée ne peut qu’hurler « Boutonne toi ! Boutonne toi! » avant de crever dans un fossé.

* Dans la liste des personnages de Bond son nom est : QUELQU’UN

Les gens
Texte d’Edward Bond
Traduction de Michel Vittoz
Mise en scène Alain Françon

Dramaturgie Jacques Gabel
Lumière Jöel Hourbeigt
Costumes Anne Autran-Dumour
Son Léonard Françon
Assistant à la mise en scène Nicolas Doutey
Avec Pierre-Félix Gravière, Aurélien Recoing, Alain Rimoux, Dominique Valadié

Jusqu’au 7 février 2014
Lundi – jeudi vendredi à 20h – Samedi à 18h – Dimanche à 16h
Relâche les mardis et mercredis

Théâtre Gérard Philipe
Centre dramatique national de Saint Denis
Salle Roger Blin
59 bld Jules Guesde 93200 Saint Denis
Réservations 01 48 13 70 00
www.theatregerardphilipe.com 

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