Critique de Suzanne Teïbi
Muller Machine (c) B Logeais – Maison de la Poésie
Une proposition scénique forte en réponse à la complexité de l’œuvre
S’emparer de l’œuvre d’Heiner Müller est chose épineuse, tant elle est riche et complexe, intrinsèquement liée à la vie de l’auteur et à l’Histoire allemande.
Né en 1929 et mort en 1995, Heiner Müller a traversé le XXème Siècle en Allemagne – Seconde Guerre Mondiale, Allemagne divisée puis réunifiée – son écriture est pétrie de son histoire et de l’Histoire de son pays, avec une violence et un humour inouïs.
Palimpseste indémêlable, ultra référencée, l’œuvre est traversée de toutes parts par l’Histoire, les mythes antiques et contemporains, le rêve, le politique et la mémoire collective allemande.
Mais par quel bout porter les textes de Müller au plateau ?
Devant cette tâche, Wilfried Wendling opte pour une proposition forte, en réponse à la radicalité de l’œuvre de Müller.
D’une part, le metteur en scène s’écarte volontairement de la question du dialogue chez Müller, pour s’emparer de trois textes-récits et bien connus de quiconque s’intéresse de près à l’auteur: Paysage sous surveillance, Libération de Prométhée, et Nocturne.
Avec ces trois textes, Wendling décide de scinder son spectacle en trois parties bien distinctes, comme pour répondre, par une fragmentation du spectacle, au côté fragmentaire de l’écriture de Müller. Pourtant, c’est bien une œuvre totale que nous a livrée Müller, au sein de laquelle tous ses textes, d’une manière ou d’une autre, se répondent, étoffant les couches, les relectures de l’Histoire et les mythes.
D’autre part, il choisit de réunir sur le plateau le théâtre, le cirque, la musique, la vidéoprojection et la lumière.
La rencontre de la circassienne Cécile Mont-Reynaud, du musicien Kasper T. Toeplitz et du comédien Denis Lavant – comme autant d’entités qui se confrontent de par leur distincte discipline – tend à s’appuyer sur une proposition radicale, mais qui n’aide pas le spectateur à s’accrocher à quoi que ce soit, y compris aux textes de Müller, aussi forts soient-ils.
Où est l’humour?
Et la question que l’on est en droit de se poser est la suivante: essaie-t-on de me brouiller les idées, afin que je sois aveuglée et perturbée par l’opacité de ce à quoi j’assiste?
Le cri du comédien, la suspension de l’acrobate, la précision du son et de la lumière – aussi bien maîtrisés soient-ils – ne me restituent pas la détresse et la jouissance éprouvées par la lecture des textes choisis ici.
On comprend bien que Wendling tente de nous faire vivre une expérience pure de théâtre, Müller ne disait-il pas lui même qu’il fallait arrêter de « croire qu’il y a des choses à comprendre au théâtre. Mais la tête n’a pas sa place au théâtre, car alors on ne fait pas d’expérience”[1]?
Mais si le lecteur de Müller ne cherche pas à comprendre, c’est qu’il n’en a pas besoin, car un sentiment fort le rattrape sans cesse, celui d’être franchement atteint par la drôlerie de Müller, aussi violente soit-elle, et qui rend l’œuvre étonnamment accessible, bien que d’une extrême complexité.
L’écriture de Müller porte en elle une urgence, une tension et une gravité restituées grâce au grincement de la langue. Elle n’est pas seulement sombre, elle est puissante et repose sur un humour aigu.
Et c’est bien l’humour müllerien dont ce spectacle manque cruellement.
Heureusement, la force de l’écriture de Müller transcende le spectacle pour nous parvenir. Quant à lui, Wendling ne perd-il pas de vue le spectateur?
En 1986, Heiner Müller livre à Wolfgang Heise que, selon lui, « (…) la véritable œuvre d’art totale ne peut naître que de l’unité, comme toujours contradictoire, de la scène et du public, le spectateur aussi est un fragment que l’on fait entrer dans le jeu des fragments. Le théâtre comme scène expérimentale, où l’imagination collective s’exerce à faire danser les rapports sociaux pétrifiés ou à prendre, comme disait Brecht, « le plaisir que procurent les possibilités de maîtriser le destin des hommes » ».[2]
On voit bien ici la tentative de Wendling de répondre à Müller par une proposition radicale et totale. Avec le risque de laisser de côté le spectateur.
Müller Machines
Texte: Heiner Müller
Mise en scène, musique et vidéo: Wilfried Wendling
Traductions: Jean Jourdheuil, Jean-Pierre Morel, Jean-François Peyret et Heinz Schwarzinger
Création lumière: Annie Leuridan et Cyrille Henry
Assistante à la mise en scène: Alexandrine Kirmser
Avec: Denis Lavant, Cécile Mont-Reynaud (acrobate aérienne) et Kasper T. Toeplitz (électronique, basses et percussions)
Du 3 octobre au 28 octobre 2012- Du mercredi au samedi à 20h, dimanche à 16h
Maison de la Poésie
Passage Molière – 157, rue Saint Martin – 75003 Paris
Métro Châtelet les Halles
Téléphone : 01 44 54 53 00
www.maisondelapoesieparis.com
[1] Heiner Müller, “Meurs plus vite, Europe!”, entreties avec Frank M. Raddatz, p. 138, in Fautes d’impression, L’Arche, 1991[2] Heiner Müller, “Conversation entre Wolfgang Heise et Heiner Müller”, p. 64,
in Fautes d’impression, L’Arche, 1991