Critique de Suzanne TEIBI
Sur le plateau, un camion. Fanch vient de faire l’acquisition d’un Trafic, lequel lui ouvre la perspective d’une possible alternative : en achetant ce camion, Fanch projette un départ, une ouverture sur le monde. Lorsqu’il aura aménagé et équipé son camion, il pourra prendre la route, et vivre autrement. Quitter la ville qui le retient à une situation précaire et réinventer une autre manière de vivre.
Mais voilà, au fil des mois – Trafic s’étale sur une année, évaluée ici par le passage des saisons – le camion reste en l’état, confrontant Fanch à la réalité de sa situation.
Fanch et son ami Midch traînent à l’arrière du camion, en post-adolescents cloués à leurs habitudes de vieux garçons. Emois amoureux et/ou sexuels, discussions sur la vie qui laissent échapper les rêves et les impossibilités de chacun. Et puis, Fanch a une fille, Paula, une adolescente, une vraie celle-ci, qui le confronte malgré elle à son âge – Fanch n’est définitivement pas un enfant, il a lui-même un enfant.
Alors, Fanch et Midch ne partent pas, ils restent cloués à leur vie et à une certaine inertie – est-ce l’époque qui veut ça ?
Dans Trafic, le texte est criblé de références culturelles et générationnelles, qui ancrent la fable dans une époque résolument contemporaine – la génération sms, la mode des cours de pilates, le phénomène des blogs, la vidéo omniprésente dans nos vies – appuyée par une scénographie qui encadre les comédiens au plateau de vidéos d’eux-mêmes captées et diffusées en direct. Mais quels statuts prennent ces références ? Comment dépasser l’anecdotique ?
Car ce camion constitue un véritable enjeu : effectivement, en cette période de haute précarité en France, acheter un camion et poser la question de l’habitat, de la propriété privée, de l’accès au logement, du refus de cette vie est un vrai défi politique. Comment s’emparer de ces enjeux éminemment contemporains au plateau ? Qu’en dire ?
Ici, Yoann Thommerel a visiblement travaillé la forme. L’écriture se joue des codes du théâtre, passe d’un registre à un autre, et accède en cela à un statut d’inclassable vraiment intéressant. Mais que faire de ce genre hybride si ce qui est dit ne parvient pas à dépasser les clichés en tous genres ? Après la forme, comment ce projet s’empare-t-il du fond ?
Si la langue de Thommerel mérite qu’on lui trouve une diction singulière et pose des enjeux d’interprétation certains – brillamment menés par les comédiens – ce qui est échangé, sous couvert de bousculer et de réinventer des codes, est plus épineux. De l’histoire de la grand-mère de Midch, tondue à la Libération, à sa petite sœur qui passe de « pro ana » – ce groupe d’adolescentes qui prône l’anorexie – à une conversion à l’islam, les récits de vie tels qu’ils nous sont livrés prennent le risque de créer une grande confusion éthique.
Le côté très décalé, revendiquant l’humour (et y parvenant parfois), côtoie le pathos. Mais que nous dit cette tension des genres, comment est-elle – ou pas – créatrice de sens ? Où se situent les personnages vis à vis de leur parole ? Comment faire émerger de ce magma de références, une réelle sincérité (du propos, du personnage, du comédien) ?
Finalement, Fanch et Midch restent les icônes d’une génération de trentenaires inerte, coincée entre mai 68 – qui semble déjà loin – et la perspective d’une nouvelle révolution menée par les adolescents d’aujourd’hui.
« Trafic »
Texte Yoann Thommerel
Mise en scène, scénographie et lumières Marie-Christine Soma et Daniel Jeanneteau
Vidéo Etienne Boguet et Julien Amigues
Musique Daniel Freitag
Costumes Olga Karpinsky
Avec Jean-Charles Clichet, Edith Proust, Pascal Rénéric et François Tizon, et la participation de Lénaïg Le TouzeDu 8 mai au 6 juin 2014
Du mercredi au samedi à 21h, mardi à 19h et dimanche à 16hLa Colline – Théâtre national
15, rue Malte-Brun – 75020 Paris
Métro Gambetta
Réservation : 01 44 62 52 52
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