fff Critique de Denis Sanglard
Déferlement de violence au Théâtre national de Chaillot.
Et pour la première fois en France un sacré bonhomme, écrivain, metteur en scène et directeur du Metropolitan Theatre de Tokyo, Hikedi Noda. The Bee – ici dans sa version anglaise – est un petit bijou d’intelligence et de malice qui montre toute l’étendue du talent de ce petit monsieur élastique, star au Japon et méconnu ici. Souhaitons son retour bientôt en France avec d’autres pépites…
Un homme d’affaire Japonais, Ido, rentre chez lui. C’est le jour de l’anniversaire de son jeune fils et comme c’est jeudi, c’est aussi le jour de son devoir conjugal. Il découvre que sa famille est prise en otage. Ogoro, voleur bègue et depuis peu assassin, qui vient de s’évader de prison après avoir tué un gardien, pourtant ne demandait rien d’autre que de revoir sa femme et son fils. Devant le refus catégorique de celle-ci, strip-teaseuse de son état, et pour la contraindre Ogoro prend donc en otage la famille de Ido. Et devant l’impuissance de la police, l’inspecteur Dododyama, Ido décide de prendre à son tour en otage la famille d’Ogoro. Echange de mauvais procédés donc. Voilà le point de départ d’une farce tragique où la violence va entraîner la violence dans un enchaînement et un déchaînement crescendo, un engrenage infernal jusqu’à l’absurde. Ou comment un homme des plus banal s’avère être, s’avère devenir un bourreau implacable et terrifiant. Et méfions des abeilles…
C’est une farce tragique. Et même si l’on rit beaucoup, si l’humour y est ravageur, un humour pince-sans-rire, glacial même, on ne se retire pas de la tête le drame qui se joue, l’horreur qui monte de façon irrépressible. La loi du talion poussée jusqu’au bout, jusqu’à l’absurde et la folie, où l’échange de lettres au contenu macabre – les restes d‘un petit garçon découpé morceau par morceau de son vivant -, d’une maison à l’autre, et le viol de la maîtresse des lieux, se transforment en un ballet final halluciné. Ce qui effraie c’est le monstre tapi en chacun de nous qui, soudain pris dans les rets d’une situation qui lui échappe, se révèle un psychopathe bien plus terrible que son bourreau. Ce qui est dénoncé ici c’est bien les arcanes obscurs de l’humain, cette violence qui régit aujourd’hui, et sans doute hier, la société dans laquelle nous vivons. Et que cette violence, qu’elle soit morale, politique, ou physique, engendre à son tour la violence. Un cercle qui semble sans fin. Que les attentats du World Trade Center, la pièce fut écrite au lendemain de cette tragédie, en furent non l’acmé mais le point de non retour.
Hikedi Noda excelle dans cette transformation. Le petit bonhomme sautillant, affable et souriant, respectueux de la famille, devient un homme incontrôlable et manipulateur, rageur, d’une violence sans borne apparente. Etonnant et formidable comédien qui virevolte sur le plateau, léger, léger et drôle mais d’une présence bientôt inquiétante. Et metteur en scène malicieux et intelligent. Car la mise en scène et la scénographie sauvent l’ensemble de l’enfermement, de cette spirale dans l’enfer qui très vite pourrait s’avérer anxiogène, étouffante. Traité sur le mode de la farce, il y a de l’exagération volontaire et bienvenue, un grossissement subtil des effets, qui désamorce, sans lui retirer, la violence du propos. Elle n’en apparaît que plus terrifiante. Le rire s’étrangle. C’est certes grotesque mais toujours juste, sans jamais rien de trop, ni d’effet gratuit. Tout converge vers le basculement final, tout mène à ce débordement, ce déchaînement de violence sans jamais verser dans le gore. Le grand guignol est évité de façon judicieuse. Cela aurait été un contresens absolu de surenchérir. Non, c’est plutôt Chaplin au pays du manga ! La scénographie relaie l’ensemble de façon originale. Dépouillée et se métamorphosant au besoin. Soit une vaste feuille de papier qui recouvre l’intégralité du plateau sur laquelle sont projetés, effets visuels, quelques éléments de décors, où se découpe en ombre chinoise, le monde extérieur et que l’on découpe ou rafistole de scotch en fonction des besoins. Un théâtre de carton et d’objets qui, manipulés se transforment à vue. Une maison de papier qui finira par engloutir ses occupants. Mais alors cette histoire d’abeille me direz vous ? Il fallait bien qu’un homme comme Ido sache que l’on rencontre plus fort que soi…
The Bee (Première en France)
De Hikedi Noda et Colin Teevan
D’après les textes de Yasutaka Tsutsui
Mise en scène de Hikedi Noda
Scénographie Yukio Horio
Costumes Miriam Buether
Lumières Christoph Wagner
Son Paul Arditti
Effets visuels Shutaro Oku
Traduction et adaptation pour le surtitrage Jean-Charles Ladurelle
Avec Hikedi Noda, Glyn Pritchard, David Charles, Petra Massey
Théâtre national de Chaillot
Grand foyer
1, place du Trocadéro
75008 Paris
Du 13 au 16 mai 2014 à 19h, samedi 17 mai à 15h30
Réservations 01 53 65 30 00
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