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Critique • « Nos occupations » de David Lescot au Théâtre des Abbesses

Mai 19, 2014 | Commentaires fermés sur Critique • « Nos occupations » de David Lescot au Théâtre des Abbesses

Critique de Anna Grahm

« J’étais, je suis, je serai » de Rosa Luxemburg

Des pianos, des claviers désarticulés, une ambiance chaotique. Et au milieu des ruines, un groupe d’hommes et de femmes entre d’un même pas fluide. Et leur nombre impressionne et imprime immédiatement une façon de faire barrage à tout ce qui s’effondre. Car ceux-là sont encore debout, régis par d’autres lois. On ne sait pas qui ils sont, ni ce qu’ils font, ni où ils vont. On ne saura rien des places qu’ils occupent, ni des idéaux qui les rassemblent. Mais on sent l’épaisseur du danger qui les accompagne, mais on saisit vite que chacun d’eux risque sa peau.

Ils ont beau se fondre avec le commun des mortels – faire monter sur scène des spectateurs pour se mélanger avec eux – ils ont beau feindre qu’ils vaquent à des occupations ordinaires, ils poursuivent des objectifs compromettants, qu’ils sont prêts à payer de leur vie. Sous la posture lambda, une rigueur à toute épreuve, sous les manteaux, une tension de tous les instants, une attention paranoïaque. Sous l’inertie apparente, un effort de titan pour chasser la peur, sous la viscosité du flegme, une dureté, une discipline de fer.

On pénètre avec eux dans ce périmètre de très haut voltage, on entre dans le cœur du noyau d’une résistance qui ne sera pas explicitée. Ici on lutte pour passer des messages, ici on invente une autre langue, on déguise son nom, on ment à ses proches, on se débarrasse des émotions.

La force d’un réseau tient à la somme incalculable de petites connivences qu’il faut apprendre à régler au millimètre : regards, gestes, embrassades, mots couverts, signes, poignées de main, ici chacun détient quelques bribes d’un monde qu’il ne maîtrise pas. Nous sommes dans l’espace mental du sang-froid. Le silence de tous les prémunit les uns des autres. L’ignorance fait la complicité. « Nous ne savons rien de ce que nous faisons ».

Ils s’appellent untel, s’appelleront, à tout moment, autrement. Se méfient de tout, se maintiennent dans le comme si et cette impossible confiance les protège de la trahison. « Ne tombez pas dans les bras de la trahison, elle accueille tout le monde ».

Dans cet univers clos, on se fait liquide, invisible en pleine lumière, sans rien apprendre du rôle de chacun, ni de ce qui les a amené à la clandestinité, ni des actions que mène le groupe. On pense bien sûr aux résistants de la dernière guerre mais aussi à tous ceux qui se regroupent toujours aujourd’hui pour agir sur le champ politique, qui, avec la même intensité, la même détermination, disparaissent dans l’illégalité.

La première partie du spectacle nous plonge dans un dispositif où chaque membre devient un rouage de la machine, chacun sa musique, sa spécialité, son trajet. On change d’adresse, de pseudo, de crypto et pour mieux faire émerger le chaînage humain, la mise en scène fait évoluer son équipe comme un ballet, met en exergue la mécanique des corps qui sont poussés par le pianiste. Le pianiste comme fil conducteur, comme moteur, accélérateur de leurs décisions.

La seconde partie réunit ces camarades de la première heure, qui ont su si bien communiquer entre eux. Mais ceux qui restent ne sont plus en mesure de s’engager dans une relation vraie. Autour d’eux tout est devenu plus net, les ruines sont exposées comme dans un musée et le temps est à la prospérité.

« Le danger est de se laisser endormir » nous disent ces héros de l’ombre. À présent, que tous se sont réjouis de la cohésion retrouvée, à présent que tous se sont demandés à quoi ils ont servi, qu’ils se sont dévoilés ce qu’ils ne pouvaient s’avouer, chacun cherche ses marques, et ce à quoi il servira. Et en creux, cette indicible difficulté qu’ils masquent, quand il s’agit d’éprouver des sentiments, sentiments qu’ils ont tous, si longtemps, si consciencieusement, refoulés, réprouvés. Oui. Après autant de luttes, cette impression de vacuité (qui s’installe aussi parmi nous et qui nous dérange) cette impression d’avoir été « une piqure de guêpe sur le dos d’un pachyderme ». Oui. Après les épreuves, la défiance, comme une maladie, reste. Et l’on peut bien se laisser aller à quelques confidences, le souvenir de ceux qu’on a livrés, coffrés, brûlés, reste. Seule émerge, dans le temps d’après, la question de ce monde nouveau qui les attend, la lancinante question de l’avenir de l’Europe.

Si le spectacle de David Lescot reste très énigmatique, voire parfois hermétique, qu’il nous manque des clés pour lire ses hiéroglyphes, c’est qu’il nous faut peut-être pour y entrer, attendre d’en être sorti. Nos occupations, c’est un peu comme un Rubik’s cube, il faut tourner et retourner des pages d’Histoire avant de saisir comment la révolte vient.

Nos occupations

Texte et mise en scène de David Lescot

Composition musicale Damien Lehman

Scénographie Alwyne de Dardel

Lumières Laïs Foulc

Costumes Sylvette Dequest

Assistante à la mise en scène Charlotte Lagrange

Avec Scali Delpeyrat, Sara Liorca, Damien Lehman, Céline Milliat-Baumgartner, Grégoire Oestermann, Norah Krief, Jean-Christophe Quenon

Au Théâtre des Abbesses

Du 14 au 28 mai à 20h 30

31, rue des Abbesses paris 18ème

Réservations 01 42 74 22 77

www.theatredelaville-paris.com

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